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qu’il n’y a rien de si pernicieux que le théâtre : « c’est là que le plaisir introduit aisément le vice dans l’âme des hommes ; on en sort toujours plus cupide, plus ambitieux, plus porté au luxe et au plaisir[1].» Le père Lebrun, qui dans son Discours sur la Comédie cite ce passage de Sénèque contre le théâtre, aurait dû remarquer qu’il s’agit surtout dans cette lettre des jeux du cirque et des combats de gladiateurs. Il y a plus, Sénèque ne conseille pas seulement à Lucilius de fuir les spectacles, il lui conseille d’éviter le monde : « Tu me demandes ce que tu dois surtout éviter ; évite le monde. Quant à moi, j’avoue ma faiblesse : jamais je n’y vais sans revenir moins bon… Les sociétés nombreuses sont mauvaises[2].» Sénèque parle ici du monde comme en pourrait parler un docteur de l’église. En effet, si nous voulons fuir ce qui excite les passions, il faut fuir le monde aussi bien que le théâtre : l’un ne vaut pas mieux que l’autre pour le chrétien ou pour le philosophe.

Le père Lebrun, dans son Discours sur la comédie, est tellement empressé de recueillir des témoignages contre le théâtre, qu’il en prend même dans Ovide, et j’avoue qu’il serait piquant de voir l’auteur de l’Art d’aimer témoigner contre la comédie et contre la licence des mœurs. Ce témoignage aurait l’air d’une confession. « Ovide, dit le père Lebrun, avoue que les jeux sont une semence de corruption, et il exhorte Auguste à supprimer les théâtres. » Je suis tout embarrassé d’avoir à reprendre un contre-sens dans le grave auteur ; Ovide se plaint qu’Auguste l’ait condamné comme un docteur de libertinage. « Les vers d’amour, dit-il, ne corrompent que ceux qui sont déjà prêts à la corruption. Il n’y a pas de livres innocens pour ceux qui les lisent sans innocence. Tous les livres peuvent nuire ; supprimerez-vous les livres ? Les spectacles peuvent corrompre ; détruirez-vous les théâtres[3] ?» Il n’y a certes là aucune exhortation sérieuse à détruire les théâtres.

Auguste d’ailleurs, quand même Ovide ou quelque autre poète plus accrédité qu’Ovide lui aurait conseillé de supprimer les spectacles, n’en aurait rien fait. Le pain et les spectacles étaient les deux grands moyens de gouvernement des empereurs sur le peuple de Rome. Tous ceux qui avant Auguste avaient visé au souverain pouvoir avaient offert des spectacles au peuple. Pompée fit bâtir un cirque en pierre, et les vieux sénateurs l’avaient accusé de corrompre par là les

  1. Sénèque, lettre 7.
  2. « Quod tibi vitandum præcipue existimes, quæris ? Turbam. Ego certe confiteor imbecillitatem meam : nunquam mores quos intuli, refero… Inimica est multorum conversatio. »
  3. ….. Ludi quoque semina præbent nequitiæ : tolli tota theatra jube. — Tristes, liv. II, épit. 1re, v. 280.