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l’amour du luxe et le goût de la parure, détournait des assemblées religieuses et causait une dépense considérable, puisque les comédiens avaient retiré l’année dernière neuf ou dix mille livres, qu’en un mot il serait à désirer qu’on l’interdit à perpétuité. On résolut après cela, disent les registres, de ne point prolonger au directeur la permission qui lui avait été accordée pour trente-deux représentations. » Cet extrait des registres du conseil d’état nous montre comment la comédie essayait sans cesse de s’introduire à Genève, et comment les vieilles mœurs genevoises et le consistoire, gardien naturel de ces vieilles mœurs, résistaient à cette introduction.

En 1755, Voltaire s’était établi à Ferney. Il y avait bâti un théâtre dans son château, il y faisait jouer et il y jouait lui-même ses tragédies. Les Genevois qu’il invitait venaient assister à ces représentations, et le goût du théâtre se répandait peu à peu dans Genève. Voltaire aurait voulu que Genève eût un théâtre public, afin sans doute d’avoir le plaisir d’y faire jouer ses pièces devant un vrai parterre et non plus, comme chez lui, devant un parterre de salon. D’Alembert, dans l’article de Genève de l’Encyclopédie, conseilla aux Genevois d’avoir un théâtre. Rousseau lut cet article, et fit sa Lettre sur les spectacles, par dépit, dit-on, et par jalousie contre Voltaire et contre les philosophes : non ! Rousseau ne fit en cela que suivre la pensée qui l’avait déjà inspiré dans ses autres ouvrages. La Lettre sur les spectacles fait partie de la croisade que Rousseau entreprit contre la civilisation du XVIIIe siècle ou plutôt contre la civilisation moderne. Il proscrit le théâtre comme il proscrit les arts, la littérature et même le commerce et l’industrie[1]. Rousseau a peur d’une bonne moitié au moins des mouvemens du cœur et de l’esprit humain. Il supprime une partie de l’homme afin de gouverner l’autre plus aisément. Il n’y a pas, disons-le hardiment, il n’y a pas un des reproches faits à l’ascétisme chrétien qui ne s’applique justement à la morale et à la politique de Rousseau. J’ajoute qu’au moins l’ascétisme chrétien, en fermant à l’homme la carrière du côté du monde, lui en ouvre une immense du côté du ciel.

Je sais bien qu’il faut ici tenir compte de l’observation que fait Rousseau, quand il se défend du reproche d’être ennemi des lettres et des arts : il écrit, dit-il, pour les petits états et non pour les grands, pour les petites républiques et non pour les empires. « Dans une grande ville pleine de gens intrigans, désœuvrés, sans religion, sans principes, dont l’imagination dépravée par l’oisiveté, la fainéantise, par l’amour du plaisir et par de grands besoins, n’engendre que des monstres et n’inspire que des forfaits, la police ne saurait trop

  1. Voyez ce que j’ai cité de son discours sur l’Économie politique.