Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 7.djvu/345

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« Il me regarda d’un air indécis, ses traits prirent une expression de souffrance, puis branlant la tête : — Lévka ne sait pas, me répondit-il, il fait bon ici ; c’est tout.

« Depuis ce jour, Lévka m’accompagna dans toutes mes promenades ; il avait pour moi un attachement dont il est impossible de se faire une idée ; mais ce sentiment était bien naturel : j’étais le seul qui lui témoignât de l’intérêt dans le village. Ses parens en étaient honteux ; tous les petits paysans le tourmentaient sans cesse, et même les hommes d’un âge mûr ne se faisaient pas faute de le taquiner et de l’humilier, tout en disant, bien entendu : On ne doit point faire de peine aux idiots ; ce sont les enfans de Dieu. — Aussi évitait-il ordinairement de traverser le village. Lorsqu’il lui arrivait de passer dans la rue, les chiens seuls le traitaient humainement ; dès qu’ils l’apercevaient, ils couraient à lui en remuant la queue, sautaient à son cou, léchaient sa figure, et ces marques d’amitié touchaient à un tel point Lévka qu’il s’accroupissait au milieu de la rue et se consacrait entièrement à ses joyeux amis jusqu’au moment où quelque enfant lançait une pierre dans le groupe au hasard ; qu’elle atteignît Lévka ou un des chiens, peu lui importait. À ce signal, le pauvre idiot se levait et s’enfuyait dans le bois.

« À l’époque de la fête du village, mon père, ayant remarqué que Lévka était tout déguenillé, dit à ma mère de lui faire coudre une chemise par mes sœurs. L’intendant ne voulut point rester en arrière ; il donna du gros drap pour un kajetane[1]. Il y avait dans la maison du seigneur un vieux laquais dont l’ivrognerie était la seule occupation, mais qui était à la fois barbier et tailleur. Ce fut lui que l’on chargea de confectionner le vêtement en question ; mais jamais il ne lui était arrivé encore de faire un habit destiné à un idiot, et son embarras fut grand. Il se décida enfin à y coudre un collet rouge, débris de quelque vieille livrée. Lévka ne se sentit point d’aise lorsqu’il se vit une chemise neuve, un kafetane et un collet rouge. On lui avait pourtant fait un triste cadeau. Les petits paysans l’avaient encore un peu ménagé jusque-là ; mais dès qu’il eut endossé cette grande tenue d’idiot, les plaisanteries et les persécutions redoublèrent. Les femmes et les filles du village prenaient seules le parti de Lévka ; elles lui donnaient des galettes, du kvass[2] et du bragui[3], en lui parlant avec douceur ; écrasées comme elles le sont par l’autorité patriarcale de leurs pères ou de leurs maris, il était fort naturel qu’elles témoignassent de l’intérêt à un pauvre enfant opprimé. Je plaignais Lévka de tout mon cœur, mais il m’était impossible de lui être d’aucun secours. Ses persécuteurs croyaient se grandir en le vouant au mépris public. Personne ne lui parlait d’un ton raisonnable ; mon père lui-même, qui était cependant humain, quoique peu indulgent et rempli de préjugés, n’adressait jamais la parole à Lévka que d’un ton d’autorité blessant…

« Je finissais alors ma rhétorique, et on ne sera pas étonné d’apprendre qu’il me vint à l’esprit de composer un traité sur les mauvais procédés que les hommes ont à l’égard des idiots. Afin de méditer ce sujet difficile et d’en coordonner toutes les parties suivant les règles, je résolus d’aller faire un

  1. Tunique.
  2. Boisson populaire faite de farine fermentée.
  3. Boisson faite d’orge et de miel.