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tant de force qu’on voyait encore les traces de ces flagellations quinze jours après, l’enfermer pendant vingt-quatre heures dans un cabinet obscur : rien n’y pouvait ; Lévka ne devenait pas plus savant. Seulement ces mauvais traitemens firent une profonde impression sur lui ; il les subissait avec un sentiment de haine concentrée.

« Depuis ce moment il commença à maigrir, et sa physionomie, qui jusqu’alors avait exprimé une innocente gaieté et l’insouciance de son âge, devint sombre comme celle d’un animal sauvage effarouché. La présence de son père lui inspirait un mouvement de crainte mêlé d’aversion. Après l’avoir tenu à ce régime pendant quelques années, le sacristain finit par le considérer comme un idiot et lui donna pleine liberté.

« Le pauvre Lévka en profita. Il disparaissait souvent des journées entières, et lorsqu’il rentrait à la maison pour se chauffer ou se mettre à l’abri du mauvais temps, il s’asseyait dans un coin et n’ouvrait pas la bouche. Quelquefois cependant il lui arrivait de prononcer des mots inarticulés dont personne ne comprenait le sens. Il n’aimait que deux êtres au monde, moi et un petit chien dont la propriété lui était acquise de bon droit. Pendant qu’il était un jour couché sur le sable au bord de la rivière, il vit un jeune paysan jeter quelque chose dans l’eau ; c’était le petit chien en question auquel on avait attaché une pierre au cou. Prompt comme l’éclair, Lévka plongea dans l’endroit où le pauvre animal venait de disparaître et le rapporta sain et sauf sur le rivage. Depuis ce jour, ils ne s’étaient plus quittés.

« À l’âge de douze ans, on m’envoya au séminaire, et je ne revins à la maison que trois ans après, pour les vacances. Le lendemain de mon arrivée, je mis mon habit neuf et me disposai à aller revoir les lieux que j’avais si souvent parcourus jadis. À peine étais-je hors de la cour, que j’aperçus Lévka ; il se tenait près de la baie, à l’endroit même où j’avais l’habitude de lui donner des gâteaux. Il courut à moi avec une telle précipitation que mes yeux se remplirent de larmes. — Séneka, me dit-il, j’ai attendu Séneka toute la nuit ; c’est Groucha qui m’a dit hier au soir que Séneka était arrivé. — Et tout en parlant ainsi, il me caressait comme une petite bête fauve avec une sorte de câlinerie sauvage ; puis il me regarda fixement, et me demanda : — Tu n’es pas fâché contre moi ? Tout le monde en veut à Lévka ; ne me gronde pas, Séneka, je me mettrais à pleurer, ne me gronde pas. Je t’ai attrapé un écureuil.

« Je serrai l’idiot dans mes bras ; ce mouvement d’intérêt le surprit tellement qu’il se mit à sangloter, et saisissant une de mes mains, il la couvrit de baisers, mais avec une telle ardeur, qu’il m’était impossible de la retirer.

« — Allons dans le bois, lui dis-je.

« — Oui, allons bien loin, me répondit-il, derrière le ravin, il fait bon là.

« Nous partîmes ; il me conduisit à trois verstes de là, au travers des bois. Après avoir marché longtemps, nous débouchâmes enfin au sommet d’une colline, devant une plaine arrosée par l’Oka, et qui embrassait plus de vingt verstes d’étendue ; c’était un des plus beaux sites que j’aie jamais vus.

« — On est bien ici, me dit-il, très-bien.

« — Pourquoi cela ! lui demandai-je avec curiosité.