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dévoiler quelques beautés confuses pour des yeux peu exercés ; mais cette culture, souvent indiscrète, peut aussi bien fausser le jugement et dérouter le sentiment naturel.

Quoi ! le beau, ce besoin et cette pure satisfaction de notre nature, ne fleurirait que dans des contrées privilégiées, et il nous serait interdit de le chercher autour de nous ! la beauté grecque serait la seule beauté ! Ceux qui ont accrédité ce blasphème sont les hommes qui ne doivent sentir la beauté sous aucune latitude, et qui ne portent point en eux cet écho intérieur qui tressaille en présence du beau et du grand. Je ne croirai point que Dieu ait réservé aux Grecs seuls de produire ce que nous, hommes du nord, nous devons préférer ; tant pis pour les yeux et les oreilles qui se ferment et pour ces connaisseurs qui ne veulent ni connaître ni par conséquent admirer ! Cette impossibilité d’admirer est en proportion de l’impossibilité de s’élever. C’est aux intelligences d’élite qu’il est donné de réunir dans leur prédilection ces types différens de la perfection entre lesquels les savans ne voient que des abîmes. Devant un sénat qui ne serait composé que de grands hommes, les disputes de ce genre ne seraient pas longues. Je suppose réunies ces vives lumières de l’art, ces modèles de la grâce ou de la force, ces Raphaël, ces Titien, ces Michel-Ange, ces Rubens et leurs émules, je les suppose réunis pour classer les talens et distribuer la gloire, non pas seulement à ceux qui ont suivi dignement leurs traces, mais pour se rendre entre eux la justice que l’assentiment des siècles ne leur a pas refusée : ils se reconnaîtraient bien vite à une marque commune, à cette puissance d’exprimer le beau, mais d’y atteindre chacun par des routes différentes.


EUGENE DELACROIX,

de l’Académie d’Amsterdam.