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infini. Il se borne à quelques notions générales dont il s’abstient de discuter les difficultés. En réduisant la théodicée à la preuve métaphysique, il s’est exposé à ne prouver que le Dieu de la métaphysique. Le Dieu de la morale, je n’en doute pas, remplit son cœur ; mais il n’apparaît pas suffisamment dans son ouvrage. En tout, il faut combiner l’idée de cause avec l’idée de perfection pour se former de la Divinité une notion qui ne soit pas trop inférieure à son objet. C’est faute de cette combinaison faite à propos que M. Gratry s’est abstenu de réfuter directement le panthéisme. Il n’ignore pas cependant que la preuve de Dieu par l’idée de Dieu était un des principes dont s’armait Spinoza et que Hegel invoque à son tour. Il n’y a pas de liaison nécessaire entre ce principe et leurs doctrines, je le sais, et j’ai essayé moi-même de le montrer[1] ; mais enfin on eût aimé à recevoir cette certitude d’une autorité plus grande et plus habile. L’adversaire vaut la peine d’être combattu. Il faut se rappeler que, par une infirmité de notre raison, nos spéculations sur l’infini et notre manière d’en parler prêtent assez facilement au panthéisme. Il y a une véritable difficulté logique à concilier l’infini et la détermination. M. Gratry lui-même adopte cette proposition qui, pour être dans Malebranche et même dans Fénelon, ne m’en paraît pas moins inexacte, savoir, que l’infini est nécessairement infini en tout sens. Il répète que l’être de Dieu est tout ce qu’il y a de réalité véritable, tout ce qu’il y a de réel et de positif dans les esprits et dans les corps, qu’il est tout ce qui est possible. Ces expressions, bien que consacrées par de grands exemples, sont des hyperboles qui ne veulent pas être employées sans précaution, et la meilleure des précautions, c’est une bonne et solide défense des attributs moraux de la Divinité. M. Gratry était éminemment propre à l’écrire, et l’on s’étonnera que lui, qui s’est montré en d’autres temps plus qu’ombrageux à l’endroit du panthéisme, lui qui présente l’aversion des doctrines hégéliennes comme un des motifs de son ouvrage, ait négligé cette occasion de briser une bonne fois dans les mains de ses adversaires leurs armes les plus redoutables. Enfin, s’il faut tout dire, M. Gratry a du penchant au mysticisme. Il insinue que Fénelon, dans sa querelle avec Bossuet, en savait plus que son adversaire, et il réduit ses torts à des erreurs de langage. Or le mysticisme a toujours quelque tendance à devenir un panthéisme sentimental. Il se définit lui-même l’anéantissement du moi en Dieu, il conseille au moins de sortir de soi pour entrer dans l’infini de Dieu. Pour éviter toute mauvaise interprétation, pour être mystique en sûreté, in tuto, comme parle Bossuet, il était donc prudent de démontrer en rigueur la distinction de l’être infini d’avec tout ce qui n’est pas lui.

  1. Saint Anselme, liv. II, ch. 5, p. 561.