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choisissant les passages, en les traduisant dans son sens, il augmente un peu la part de quasi-christianisme qu’il voudrait lui trouver : laissons cette critique à une ombrageuse orthodoxie ; mais comment consentir à classer Aristote dans les mêmes rangs que Platon ? Aristote a poursuivi de ses objections la théorie des idées qu’il s’est obstiné à ne pas comprendre, et sans laquelle pourtant la dialectique de Platon n’a plus de base. Il a professé une méthode toute différente, et je ne saurais prendre ce qu’il dit de l’induction, considérée par lui en général comme un raisonnement imparfait, pour un retour à la méthode de son maître. Sans doute en quelques endroits il paraît, en dépit de ses principes, remonter par l’induction même aux choses universelles et nécessaires. Il le faut bien ; comment l’éviter ? Il se rencontre dans Aristote, pour ainsi parler, des inconséquences de génie : ainsi sur Dieu il a des traits sublimes que M. Gratry a grande raison d’admirer ; mais enfin son dieu n’est pas le nôtre, ce n’est pas un dieu libre et vivant, à ce dieu-là le monde est inconnu. Enfermé dans l’absolu, il est privé de plusieurs des attributs nécessaires à une providence, et il ne vaut guère plus pour l’humanité que les dieux oisifs d’Épicure. Saint Augustin, qui vient après Aristote, me paraît mieux caractérisé. Il platonise, et même sans le vouloir, et quoiqu’il fût difficile de lui assigner une méthode déterminée, il est bien du côté philosophique où M. Gratry l’a placé. Cependant je ne sais : quand saint Augustin parle de philosophie, il me rappelle Cicéron qu’il admirait, et semble manquer d’une entière originalité. Son rare esprit, ses saintes croyances, les controverses auxquelles il a pris part, lui suggèrent sans doute des idées heureuses, brillantes, profondes, que Cicéron n’aurait pas eues ; mais ce serait un travail curieux et intéressant que de déterminer dans ses doctrines quelle est sa part personnelle et caractéristique, et quelle est celle qu’il doit à la lecture des auteurs, à la tradition de l’église et de l’école.

Entre saint Augustin et saint Thomas, on nous pardonnera notre regret de ne pas voir une place marquée à saint Anselme. Chacun prêche pour son saint, je le sais ; mais la pensée métaphysique dont on faisait l’histoire n’appartient-elle pas en propre à saint Anselme ? Il a lui-même raconté, avec une admirable ingénuité, comment elle lui était venue, et aucun doute ne peut s’élever sur l’authenticité de ce fait important dans les annales de l’esprit humain. Il avait, de son propre aveu, la parfaite conscience d’avoir découvert la voie de la vérité première, et rien n’est plus singulier que de voir ce flambeau s’allumer pour ainsi dire de lui-même dans la nuit du moyen âge. À saint Anselme, Platon n’avait rien appris ; c’est ce qui fait sa grandeur. On ne peut suivre la filiation des philosophes de la foi sans nommer et vanter saint Thomas ; mais sur le point dont il s’agit, j’ose dire que saint Thomas lui-même est au-dessous de saint Anselme.