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Charles-Albert l’écoutait impassible, puis il disait ces simples mots, laconique et virile réhabilitation de ces généraux accusés : « Et pourtant ils se battaient bien[1] ! »

Enfin, dans la masse du peuple, la guerre de l’indépendance trouvait-elle un écho, un appui, quelque sympathie profonde propre à lui donner un caractère national ? C’est ici peut-être qu’était la déception la plus amère. Le prosélytisme des idées d’indépendance et de liberté avait gagné les villes et les classes cultivées : il n’avait pas pénétré dans les campagnes et dans les classes populaires, restées indifférentes à ce qu’on nommait leurs droits politiques et leur existence nationale. Les villes s’insurgeaient, les campagnes ne remuaient pas. Les Piémontais n’obtenaient aucun secours des paysans lombards ; on cachait les vivres, on dissimulait les ressources à leur approche ; ils étaient plus en pays étranger que les impériaux eux-mêmes, et ils ne trouvaient point d’espions pour les éclairer sur les mouvemens de l’ennemi, qui pouvait arriver jusqu’à leurs avant-postes sans qu’ils en fussent informés. Accoutumés à voir l’Autriche sortir triomphante des guerres qui lui étaient suscitées, les paysans des plaines lombardes craignaient les représailles d’une victoire nouvelle. Cette indifférence, beaucoup de bourgeois la partageaient, et elle ne laissait point de se manifester par plus d’un trait curieux, témoin ce riche habitant de Volta qui disait un jour à l’auteur du Journal d’un officier de la brigade de Savoie, M. Ferrero : «Mon Dieu, monsieur l’officier, à vous dire franchement la vérité, peu m’importe le roi Charles-Albert ou l’empereur ; ce que je désire, c’est de vivre en paix et d’être maître chez moi ! » Le type le plus bizarre, à coup sûr, de cette indifférence, c’est ce signor Fiorino, dont M. Ferrero trace en passant la figure. Mélange de Brighella et de Pantalone, homme d’affaires, aubergiste, quelque peu usurier, le signor Fiorino, avec son habit cannelle et sa culotte courte, est d’une impartialité pleine de bonhomie entre les Piémontais et les Autrichiens. « Mes chers messieurs, dit-il aux officiers sardes, je suis enchanté de vous voir, vous aimez le vino santo et le bon café ; vous avez de l’argent, vos soldats paient tout ce qu’ils prennent, — vive les Piémontais !… Il faut cependant rendre justice à tout le monde ; l’Autriche nous laissait tranquilles (non ci tribolava), nous vendions assez bien notre soie… n’importe, vive l’Italie ! nous sommes tous frères ! » À travers les précieuses bouffonneries du signor Fiorino, on peut voir une vérité triste : Piémontais et impériaux étaient au même rang pour les populations lombardes, demeurées étrangères au mouvement politique des villes.

  1. C’est M. Brofferio lui-même qui raconte ce fait dans son Histoire du Piémont, qui n’est guère qu’une amplification de rhétorique révolutionnaire.