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changement de l’ordre du monde, des sociétés et de la vie individuelle. C’est là l’unité qui peut et qui doit arriver, et qui s’exprimera par une confédération des peuples ; mais l’unité par la monarchie universelle, qu’est-ce autre chose que le triomphe des formes extérieures, que l’hypocrisie de l’apparence, que la tyrannie et la contrainte des âmes, et le règne artificiel d’un système ou d’une force mécanique substitué sur toute la surface du monde civilisé au libre développement de la vie et à l’expression spontanée des forces intimes de l’être ? Je ne m’étonne pas que partout où cette idée a passé, elle ait empoisonné les sources de la vie, énervé les caractères, et qu’à un certain moment, les peuples qui y ont été soumis en soient arrivés à ne plus savoir reconnaître la vertu, la religion, le devoir en eux-mêmes et dans leur essence, et qu’ils aient pris pour ces saintes choses les dévotieuses images plus ou moins imparfaites qu’on leur avait représentées comme étant ces choses elles-mêmes.

Là où ce système n’a point passé, là où il a été repoussé, la vie a grandi et s’est multipliée dans des proportions extraordinaires. La Suède, la Hollande, l’Angleterre, ont montré qu’il n’était pas besoin d’ambitions démesurées et de visions asiatiques pour arriver à la grandeur. Ces pays ont montré que pour s’agrandir il suffisait du travail de l’homme, et que pour arriver à la vie morale il suffisait d’une vie temporelle pratique et patiente. Ils ont été récompensés de leur modération et de leur confiance en eux-mêmes par la possession de tous les biens temporels désirables, la richesse et le pouvoir, et par une manière de vivre saine, pratique, grâce à laquelle ils ont échappé aux folies qui nous tourmentent et nous minent. C’est là que s’est formée la vie moderne, c’est là que depuis la mort de Louis XIV ont habité la fortune et les bons génies de l’humanité, c’est là qu’a été formulée et déterminée la règle morale des peuples et des temps nouveaux. Ainsi partout où cette idée de la domination universelle a pris racine, l’orgueil et la superstition se sont unis pour dessécher et tarir toutes les sources non-seulement de la vie morale, mais même du bonheur terrestre et de la prospérité matérielle ; et si la France, malgré tant de secousses et de malheurs, a échappé au sort commun des peuples qui ont été possédés de cette diabolique ambition, c’est beaucoup, je le crois, pour avoir hésité entre les deux tendances qui ont divisé le monde depuis trois cents ans. Ses hésitations ont engendré tous ses malheurs, mais elles ont été en même temps son moyen de salut. Si elle ne doit pas se convertir définitivement, puisse-t-elle hésiter longtemps !