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M. Tourghenief a un avantage qui, à mon sentiment, est considérable. Il fuit le laid, que l’auteur des Ames mortes recherche avec tant de curiosité. On sent dans tout ce qu’il écrit un amour du bien et du beau, une sensibilité communicative. Rien de tout cela dans Gogol ; toujours sarcastique et morose, il rit d’un rire faux, qui souvent est plus triste que les larmes. L’un et l’autre se sont appliqués à faire la satire des mœurs de leur temps. Gogol, qui était, à ce que j’ai ouï dire, le plus honnête homme du monde et de plus animé d’une piété sincère, s’est montré railleur impitoyable, et semble désespérer d’une société où il n’a vu que des brutes ou des coquins. M. Tourghenief raille aussi, mais plus doucement ; il voit le bien à côté du mal, et jusque dans les figures grotesques et ridicules qu’il nous présente, il sait découvrir quelque trait noble et touchant. J’espère que M. Tourghenief, que je n’ai pas l’honneur de connaître, est un jeune homme, et que les Mémoires d’un Chasseur russe sont un prélude à un ouvrage plus sérieux et plus considérable.

Je ne dois point oublier son traducteur, M. Charrière. Il fallait une connaissance très approfondie non-seulement de l’idiome, mais encore de la société russe, pour faire passer dans notre langue un ouvrage tout rempli de nuances et de petits détails de mœurs. M. Charrière s’est bien tiré de cette tâche difficile. Des notes très courtes et substantielles expliquent tout ce qui n’a pas d’équivalent en français. On pourrait reprocher parfois au traducteur d’avoir introduit quelques expressions qui sans doute ont cours dans la société française de Pétersbourg ou de Moscou, mais qui n’ont pas encore acquis en France droit de naturalité. Pourquoi par exemple écrire, au lieu d’un grand seigneur, un velmoje, mot qui n’est pas même russe, car c’est velmoja qu’il faudrait dire ? Notre langue autrefois n’admettait pas ces emprunts inutiles ; aujourd’hui on est malheureusement plus facile. C’est ainsi qu’on lit dans un journal : Le colonel A… s’est mis à la tête du maghzen ; il est entré dans un douar où on lui a demandé l’aman et donné une diffa ; puis il est allé faire une razzia… — Ce qui est encore plus grave, c’est que M. Charrière, trop plein de son russe, traduit quelquefois mot pour mot sans s’apercevoir que chaque langue a ses métaphores particulières et ses idiotismes qu’on ne peut changer impunément. Qu’est-ce que la corne d’un bois ? Cela est fort intelligible pour un Russe, qui ne comprendrait peut-être pas aussi bien le coin d’un bois. Je relève ces taches légères, parce qu’il est facile de les faire disparaître dans une nouvelle édition : elles n’empêcheront personne de lire avec plaisir les Mémoires d’un Chasseur russe.


PROSPER MERIMEE.