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campagne. À la campagne même, ses sauces paraissant trop mauvaises, on renvoie en apprentissage chez un cordonnier ; bientôt son maître meurt, et l’héritier rappelle Soutchok au village, et lui donne un emploi qu’il n’a pas trop compris, et dont il ne sait pas même bien le nom ; il appelle cela être kofichenok (probablement pour konfektchik, faiseur de confitures). — « Quel emploi est-ce là ? lui demande-t-on. — Est-ce que je sais, moi ! Seulement j’étais à l’office, et je devais me nommer Anton et non plus Kouzma ; madame l’avait ordonné ainsi. » À chaque maître qui achète Soutchok ou qui en hérite, c’est un emploi nouveau ; il en a rempli d’assez relevés. — « On m’a fait akhter, dit-il (il veut dire acteur) ; je jouais sur un kéatre. Oui, notre dame avait fait un kéatre dans une grande chambre. — Quel était ton emploi ? — Plaît-il ? — Qu’est-ce que tu faisais sur le théâtre ? — Eh ! vous ne savez donc pas ? On me prenait, on m’habillait. Moi, je marchais comme cela, avec ces habits. Je m’arrêtais, je m’asseyais. On me disait : Parle, et dis ça et ça. Moi, qu’est-ce que cela me faisait ? Je parlais tout de suite et je disais. Un jour, j’ai représenté un aveugle… comment donc ! oui, monsieur, un aveugle. »

La manière de M. Tourghenief offre une certaine analogie avec celle de Gogol. Comme l’auteur des Ames mortes, il excelle dans les petits détails, il s’arrête à tous les accessoires. S’il est question d’une chaumière, il en compte les bancs et ne fait pas grâce du moindre ustensile. Il décrit les habits de ses personnages et n’en oubliera pas un bouton ; leur signalement est si précis, si minutieux, qu’après l’avoir lu, deux peintres, sans se concerter, pourraient, je pense, en faire des portraits qui seraient ressemblans entre eux. Ce goût, ce talent pour décrire est une qualité, ou, si l’on veut, un défaut commun à la plupart des écrivains russes. Je ne connais que Pouchkine dont la manière soit vraiment large et simple, et qui sache, avec une merveilleuse sûreté de goût, choisir entre mille traits celui qui doit vivement frapper son lecteur. Au début de son poème des Bohémiens, cinq ou six vers lui suffisent pour nous représenter le campement d’une bande de ces nomades groupés autour d’un feu, en compagnie d’un ours apprivoisé. Chaque mot de cette description si courte éveille une idée et laisse un souvenir ineffaçable. Il n’en est pas de même des tableaux si précieusement étudiés de M. Tourghenief, et en lisant un de ses chapitres, d’ailleurs fort intéressant, Biejine-Loug, qui commence par une scène de bivouac dans la steppe, je me suis rappelé involontairement le poème de Pouchkine, en regrettant que sa concision n’ait pas fait école. J’ai commencé par comparer M. Tourghenief à Gogol, et me voici le mettant en parallèle avec Pouchkine. C’est être trop exigeant, je m’en aperçois, et je reprends ma première comparaison. Sur Gogol,