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gaillard de mauvaise mine : c’est le fouetteur de cette jolie maison de campagne. « Va, » dit le maître au coupable, toujours froidement, négligemment. On emmène le pauvre diable, et on a soin de le fouetter assez loin pour que ses cris ne donnent aucune incommodité aux nobles hôtes du château. M. Tourghenief aurait pu ajouter qu’à la ville la bastonnade s’administre encore plus poliment. Une jeune dame donne à son domestique, dont elle est mécontente, un petit billet parfumé à porter chez le commissaire de police : « La princesse *** prie M. le commissaire de faire châtier le porteur.» Le nouveau Bellérophon remet la lettre fatale, à laquelle on ne manque pas de faire honneur. On donne au patient, non pas un reçu, mais un certificat qui le dispense de montrer son dos, et comme la justice en aucun pays n’instrumente gratis, le fouetté paie les verges. Voilà le mélange des institutions patriarcales et de la régularité administrative de l’Occident. J’avoue que j’aime mieux la vieille sauvagerie moscovite et le maître battant son serf, avec lequel il s’est enivré et s’enivrera bientôt. Il semble, du moins M. Tourghenief nous l’assure, que les paysans sont du même avis. « Qui aime bien châtie bien, » dit un de ces maîtres de la vieille roche qui vient de faire rosser un de ses gens que le traducteur appelle son buvetier. Une demi-heure après, l’auteur rencontre ledit buvetier qui marche comme si de rien n’était, tout en croquant des noisettes, il Qu’est-ce donc, frère ? On t’a châtié aujourd’hui ? Pourquoi ton maître t’a-t-il fait rosser ? — Il y avait une raison, monsieur, certainement. Chez nous, on n’est pas rossé sans cause,… non, non. Chez nous, rien de pareil, non, non. Chez nous, le bârine (le seigneur) n’est pas comme ça. Chez nous, c’est un bârine… ho ! ho ! ho ! un tel bârine ! non, non, il n’a pas son second dans tout le gouvernement, allez. »

Rabelais appelle messer Gaster « le premier maître ès-arts du monde ; » s’il fût allé en Russie, il eût sans doute donné ce titre à Martin Bâton. Moyennant ce dernier instructeur en « toute honnête discipline, » il n’est sorte de métier que le moujik n’apprenne et ne fasse à peu près. Il faut lire dans les Mémoires d’un Chasseur russe un joli chapitre intitulé Logof. Ce mot, très difficile à prononcer pour un Français, est le nom d’un village où l’auteur, allant chasser aux canards, rencontre, au bord d’un étang sans poissons, un pêcheur. C’est le seigneur du lieu qui a trouvé comme il faut d’avoir un pêcheur, et qui en a donné les fonctions impossibles dans la localité à un pauvre diable nommé Kouzma Soutchok. Avant d’être pêcheur, il a fait plus d’un métier ; il était cocher, mais il ne savait pas conduire ; puis il a été veneur, bien qu’il ne sût pas monter à cheval. Rossé parce qu’il s’était laissé choir et que son cheval s’était estropié à la chasse, un de ses maîtres l’a fait cuisinier, mais seulement pour la