Dans un pays neuf comme la Russie, une institution qui date de près de trois siècles a reçu sa consécration. Le moujik s’est habitué à son sort, et il pense à la Saint-George comme au paradis dont nos premiers pères furent chassés. Si l’on en juge par les récits de M. Tourghenief, le trait caractéristique du paysan russe, c’est la patience. C’est une vertu que le climat seul sous lequel il vit suffirait à développer. Les lois et les habitudes nationales contribuent merveilleusement à l’entretenir. Depuis son enfance jusqu’à sa mort, le serf obéit. Voilà pourquoi, je pense, le Russe est un excellent soldat, bien que ses instincts ne soient pas trop belliqueux. Peu touché de l’amour de la gloire, trop sensé pour avoir une ambition impossible, il va au feu sans enthousiasme, mais parce que c’est l’ordre. — Prikaz, ce mot répond à tout. Pénétré de respect pour ses chefs, qu’il sait d’une autre espèce que lui, il ne se mêle pas de penser, bien rarement de comprendre. On raconte que dans un engagement sur la Baltique entre les Suédois et les Russes, un vaisseau russe fut coulé bas. Le vaisseau le plus proche met ses embarcations à la mer, et le capitaine leur crie : « Sauvez les officiers de la garde ! » Les matelots, avant de tendre une gaffe aux têtes qu’ils voyaient surnager, leur demandaient : « Êtes-vous officiers de la garde ? » Quelques-unes de ces têtes répondaient : Non, et disparaissaient sous les vagues.
On dit que lorsque l’excès du mal, la colère et l’eau-de-vie ont mis fin à cette merveilleuse patience, le serf devient une bête féroce ; mais sa rage s’acharne contre un homme, et non contre l’institution qui a fait de cet homme un tyran. Chez les Slaves, on ne se passionne guère pour une idée. Un gentilhomme, ou, ce qui est le cas le plus fréquent, l’homme d’affaires, le régisseur d’un gentilhomme, à force de voleries, d’exactions, de violences, pousse à bout les paysans de son village : ils le saisissent, le massacrent, quelquefois avec des raffinemens de cruauté, et, dans le premier enivrement de la fureur, font main-basse sur toute personne de condition noble qui a le malheur de tomber entre leurs mains. Cependant le droit seigneurial n’en demeure pas moins intact. Vers le milieu du siècle dernier, un simple Cosaque nommé Pougatchef, assez mauvais sujet et déjà brouillé avec la justice, se rappela qu’on lui avait dit un jour qu’il ressemblait à Pierre III. Ce prince était mort depuis quelques années de l’accident qu’on sait. En Russie, c’est une espèce de tradition consacrée pour un chef de rebelles que de prendre le nom d’un prince miraculeusement échappé à des assassins. Pougatchef se fit passer pour Pierre III, rassembla une armée nombreuse composée de quelques bandits de son espèce et d’une multitude immense de niais. À leur tête, il ravagea le sud de la Russie, pilla de grandes villes et causa d’affreux ravages. Les paysans lui amenaient leurs seigneurs,