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également un siège ou une place assignée à chacun des amirs, vazirs et mansabelars. C’est ce trône, ce sont ces sièges ou ces places d’honneur qui sont l’unique objet du respect des peuples. À chacune de ces dignités est attaché un certain nombre d’officiers inférieurs, de personnes de la suite, de serviteurs. Quand il plaît au roi de nommer à un poste ou de remplacer la personne qui l’occupait, quiconque vient, par son ordre, s’asseoir à la place vacante est immédiatement entouré et obéi de tous ceux qui dépendant de cette place ou dignité, et, cette règle s’observe, même en ce qui touche au trône royal. Quiconque tue le roi et parvient à s’asseoir sur son trône est immédiatement reconnu comme roi. Tous les amirs, vazirs, soldats, paysans, se soumettent aussitôt, et voient aussi bien leur souverain dans le nouvel occupant qu’ils le voyaient dans le prince qui siégeait avant lui[1]

Bâbăr remarque qu’il y avait de son temps nombre de rais ou radjas sur les frontières ou dans l’intérieur, dont la plupart, à cause des obstacles que présentait la distance ou des difficultés qu’on éprouvait à pénétrer dans leur pays, n’avaient jamais été soumis par les musulmans.

Au temps de ce prince, la fertilité de l’Hindoustan et la beauté de son climat étaient, comme aujourd’hui, proverbiales ; mais ce qui tentait les bordes musulmans, c’était moins la richesse du sol que les richesses minérales et les produits précieux de l’Inde ; c’était moins la beauté du climat, célébrée par Abou’l-Fazl lui-même, que la soif et l’espoir du butin. Le fanatisme religieux, agissant comme prétexte et comme excitant à la fois, avait achevé de les entraîner à la conquête, i, es premiers conquérans, et Bâbăr lui-même, n’avaient pas

  1. Quelque étrange que puisse paraître cette coutume, il est certain que jusque dans les temps modernes une coutume semblable s’observait à la côte de Malabar. Dans les états du zamorin (souverain de Calicut), il y avait un jubilé tous les douze ans : quiconque réussissait alors à pénétrer jusqu’à la personne du roi et à l’assassiner régnait à sa place. Une tentative de ce genre avait eu lieu en 1695 ; une autre se produisit il y a à peine un demi-siècle, mais sans succès. Pendant des siècles, la possession du trône, du sceau royal ou impérial, ou la sanction donnée à l’usurpations par le khomtbah (Prière dans les mosquées ; c’est le Domine salrum fac des musulmans.), ont suffit pour commander le respect et la soumission, le dévouement peut-être des peuples de l’Hindoustan. Ces faits incontestables se rattachent évidemment aux dispositions particulières que nous avons signalées dans le caractère des Orientaux, et qui les portent à envisager l’exercice du pouvoir au point de vue de la fatalité. Un homme que nous nous honorerons d’avoir compté parmi nos amis l’illustre philosophe et moraliste hindou Ram-Mehun-Rey, qui avait étudié l’organisation sociale de l’Hindoustan avec tous les moyens d’investigation que lui donnent sa position dans la société hindoue, son immense instruction et l’indépendance d’un esprit supérieur, nous disait encore, dans l’Hindoustan, ce qu’ils avaient été du temps de Bâbăr. Parfaitement indifférens à la forme du gouvernement sous lequel ils vivaient, ils n’attribuaient en général la protection dont ils pouvaient jouir, ou l’opposition dont ils étaient victimes, qu’à la conduite des fonctionnaires publics dont ils étaient les administrés. Il se passa bien quelque chose d’analogue chez nous autres Européens, au XIXe siècle !