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UN PHILOLOGUE DANS L’UNTERWALD.


Dans un petit village de l’Unterwald vit en ce moment un chapelain, dont les connaissances philologiques ont étonné tous les juges compétens auxquels elles ont été soumises. Nous avons eu communication de quelques lettres de ce digne prêtre. La plus importante est écrite à M. Zelger, landamman de Stanz, chef-lieu du canton alpestre d’Unterwald, esprit fort cultivé lui-même, et qui exerce patriarcalement la médecine dans ses montagnes, à l’aide d’une pharmacie dont les secours sont gratuits. À la demande de M. de Sinner, de Berne, professeur et helléniste distingué, M. Zelger avait prié le chapelain Matthys de lui donner quelques détails sur sa vie et sur la marche qu’il avait suivie pour étendre ses connaissances. Le chapelain répondit à cette demande par un résumé d’autant plus curieux que les épreuves à travers lesquelles le modeste savant s’est formé y sont racontées avec plus de simplicité. Sa lettre, que nous allons traduire le plus littéralement possible, a été remise à la société du Musée britannique par l’orientaliste éminent qui représente l’Angleterre en Suisse, M. Murray.

« Très honoré monsieur le landamman,

«… Vous désirez avoir pour un de vos amis quelques renseignemens sur ma carrière scientifique, et particulièrement, sur mes minces connaissances dans les langues, et je vais vous en donner quelques-uns, pour vous apprendre, à vous et à votre ami, à moins estimer ces connaissances, ou même à les tenir pour rien du tout.

« Né en 1802, je vécus à Wolfenschiessen jusqu’en 1808. Alors je vins à Beckenried, où je restai jusqu’en 1818. Pas une âme, à plus forte raison pas une autorité ne songea à m’envoyer à une école publique ; aussi n’en fréquentai-je aucune, à l’exception de vingt-huit jours que je passai dans une école privée. Je menais donc une vie sauvage. Cependant mon père écrivait par-ci par-là quelque chose. Je voulus voir cette merveille ; il m’apprit à déchiffrer ses lettres écrites, et j’appris ainsi à lire l’écriture. Plus tard, j’essayai de copier cela, et j’y réussis aussi. Dès lors je raffolai de toutes les bribes d’écriture, et.pour les lire, je les ramassais le long de tous les chemins. J’aperçus un jour de l’imprimé chez quelques voisins. Alors l’ardent désir s’éleva en moi de pouvoir le lire aussi. Mon père me montra les lettres, et bientôt je lus aussi l’imprimé. Il m’apprit de plus à compter et à calculer par cœur.

« En 1818, je revins à Wolfenschiessen, où je vis un livre de calcul chez un voisin. J’exprimai le désir de l’avoir, on me le céda quelque temps, et je sus bientôt calculer de manière à pouvoir délier tous ceux que je connaissais. En 1820, je vis dans une autre maison une grammaire latine dans laquelle un enfant apprenait le latin. Cet enfant me nargua avec des mots latins, et j’éprouvai en secret un vif désir d’apprendre aussi quelque chose de pareil ; mais où trouver une grammaire latine ? Mon père n’était pas à même de m’en acheter une, et tout ce que je pus faire, ce fut de mendier un petit livre de prières. Cependant, en 1821, j’allai en Allemagne, dans la Franconie bavaroise, pour gagner quelque chose comme domestique suisse, ainsi que d’autres l’avaient déjà fait. De bonnes gens m’avancèrent l’argent de mon voyage.