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d’armée pourvu d’un énorme matériel. L’empereur de Russie devrait y voir une menace terrible pour Cronstadt et Sweaborg, et en conclure qu’il ne doit jamais se brouiller à la fois avec l’Angleterre et avec la France. Quand il en appelle aux souvenirs d’une autre époque, il affecte toujours d’attribuer aux seules armes de la Russie l’honneur de la résistance ; mais alors l’Angleterre, maîtresse de la mer, était l’alliée de tous nos ennemis, et une grande partie de l’Europe était liguée contre nous : les rôles sont aujourd’hui changés. L’Angleterre nous prête ses vaisseaux quand nous n’en avons pas assez pour porter nos troupes, et l’alliance des ressources maritimes les plus étendues avec la plus redoutable armée de l’Europe constitue un pouvoir d’agression irrésistible : qu’on y joigne la mobilité que donne à nos forces l’infatigable puissance de la vapeur, et la question sera décidée.

À côté de l’action des gouvernemens en présence de la crise orientale, une autre action dont il faut tenir compte est celle de l’esprit public. Dans les pays germaniques comme dans les pays slaves, il n’est pas sans intérêt d’étudier les symptômes qui la révèlent. Il serait injuste par exemple de croire que l’opinion de l’Allemagne en général soit favorable à l’influence qui pèse sur les résolutions de quelques cabinets. Dans la presse, les partisans de l’influence russe ne forment qu’une minorité bruyante il est vrai, mais sans considération, sans autorité réelle. Le sentiment général ne laisse passer aucune occasion de se formuler sans la saisir avec empressement : toujours il se prononce pour les résolutions les plus conformes aux intérêts et à la dignité du pays. Aussi, dans le jugement que les populations allemandes portent sur la conduite de leurs gouvernemens, leurs sympathies vont-elles à celui qui, malgré de regrettables hésitations, s’est avancé le plus loin jusqu’à ce jour dans les voies qu’indiquait l’honneur national. La cour de Prusse, qui naguère encore ne craignait pas de se dire appelée à l’hégémonie de l’Allemagne, s’est vue abandonnée par l’opinion au profit de la jeune cour d’Autriche ; c’est en ménageant la Russie que le cabinet de Potsdam a perdu tout ce terrain ; l’Autriche comprendra-t-elle cet enseignement ? L’opinion se livrera définitivement à celui des deux gouvernemens qui saura donner la plus large satisfaction à l’esprit national, et c’est à ce dernier qu’est réservée l’hégémonie de l’Allemagne, car l’avenir appartient à ceux qui, en s’associant à l’action des grandes puissances, s’assurent ainsi les moyens d’influer sur la solution du différend.

En Danemark, la situation n’est pas sans analogie avec celle de l’Allemagne. Les dispositions du pays envers la Russie ne sont pas douteuses. Vainement le parti qui gouverne aujourd’hui vante-t-il les avantages de la neutralité. L’opinion ne laisse échapper aucune occasion de manifester hautement ses sympathies pour la cause que les puissances occidentales défendant dans la Baltique et dans la Mer-Noire. D’où vient l’erreur du gouvernement danois dans une question si claire ?

La Russie, dit-on, a rendu des services au Danemark lors de ses démêlés encore récens avec l’Allemagne : elle s’est interposée plus directement qu’aucune autre puissance entre ce pays et la Prusse pour arrêter l’invasion allemande. Raisonnement spécieux, et qui, au lieu de rassurer le cabinet danois, devrait plutôt lui rappeler les dangers trop certains qui menacent le Sund et l’archipel danois dans l’avenir !