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ne leur dispute. Ce ne serait peut-être pas même un jeu sûr. Nous avons grande confiance dans le succès de l’expédition de Crimée, et nous sommes certains qu’à Vienne on le désire comme nous. Aussi n’est-ce pas dans l’éventualité d’un échec de ce côté, qui permettrait aux Russes de se rejeter sur les principautés ou de menacer la Gallicie, que nous regardons comme mauvaise pour l’Autriche l’attitude indéfinissable qu’elle a prise, attitude qui n’est plus la paix et qui n’est pas encore la guerre : c’est parce que nous ne croyons pas que tout serait fini par la prise de Sébastopol ; car avec une puissance aussi tenace et aussi orgueilleuse que l’est la Russie, favorisée pour la défensive par l’éloignement des foyers de sa vie nationale, il ne s’agit pas seulement de frapper un grand coup aux extrémités de l’empire, quels que soient l’humiliation et le dommage qu’on lui inflige. La paix ne serait pas conquise sur les ruines de Sébastopol. Cette lutte durera donc, et en durant, elle se compliquera d’élémens nouveaux ; elle pourra prendre un autre caractère. Les puissances belligérantes pourront être amenées par la force des choses, par des entraînemens réciproques, à chercher ou accepter des moyens d’action qui n’étaient pas entrés d’abord dans leur plan. C’est alors que l’Autriche regrettera peut-être de n’avoir pas jeté plus tôt dans la balance des événemens le poids de son épée. En effet, aurait-elle le droit d’espérer que sa voix serait écoutée avec autant d’égards que si ses drapeaux étaient mêlés aux nôtres ? et si dans le développement d’une situation où il est permis de faire une large place à l’imprévu, elle se trouvait aux prises avec des embarras particuliers nés des conditions mêmes de son existence, pourrait-elle compter sur un appui qu’elle ne se serait pas assuré en acceptant la solidarité de toutes les chances d’une entreprise que pourtant elle approuve, et dont elle recueille dès à présent les bénéfices ?

Ce que nous disons ici de l’Autriche, à plus forte raison le pourrions-nous dire de la Prusse, quoique le cabinet de Berlin n’ait pas aussi hautement proclamé la nécessité d’arrêter les empiétemens de la Russie et de réduire, pour la sûreté de l’Europe, sa prépondérance en Orient. Mais la Prusse comprend à sa manière sa position de grande puissance : elle n’agit pas, ne veut pas agir, ne veut pas même prévoir qu’elle ait jamais à se mettre en mouvement, et, dans ce fanatisme d’inaction, elle trouve fort mal que d’autres, plus prévoyans ou plus fiers, ne se lient pas à une politique éternellement négative. Ses tergiversations sont pour beaucoup dans les défaillances de l’Autriche, qui non-seulement la voit équivoquer sans cesse sur le traité du 20 avril, mais à qui elle fait dans le sein de la diète une sourde et constante opposition. Maintenant, s’il faut en croire les indiscrétions calculées de la presse allemande, le cabinet de Berlin accepte comme une satisfaction suffisante la retraite des Russes au-delà du Pruth, bien que sans la moindre garantie contre leur retour, et travaille à paralyser toute démonstration moins optimiste des états secondaires de la confédération germanique. C’est dans cet aveuglement de la Prusse qu’il faut voir la cause principale de l’obstination avec laquelle l’empereur de Russie refuse toute concession sérieuse aux justes exigences des autres cabinets. Il compte sur Berlin pour inquiéter l’Autriche, pour la forcer à regarder en arrière au moment où elle voudrait se porter en avant, et pour lui créer des difficultés à Francfort. La Prusse, tant qu’elle persistera dans cette politique, éloignera donc un dénoûment