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si facile retraite. Nous nous rendons compte aussi de ses embarras, nous respectons ses scrupules, nous pouvons faire la part des méthodiques habitudes de sa politique, tout cela néanmoins dans une certaine mesure et jusqu’à un certain point ; mais il y a derrière les gens sensés comme nous croyons l’être, derrière les gens modérés comme nous voulons le rester, la foule qui juge par les faits, par l’instinct, la foule qui ne se trompe pas toujours, qui est sceptique, soupçonneuse, qui demande des actes, et qui est toujours tentée de s’écrier :

La foi qui n’agit point est-ce une foi sincère ?

Or ce parterre, qui suit la marche de la pièce avec, un vif intérêt, éprouve en ce moment, on ne peut se le dissimuler, un sentiment de malaise. Il avait franchement applaudi à la netteté des déclarations du 8 août. Il y avait vu, si elles manquaient leur effet sur la Russie, comme c’était fort à craindre, l’annonce d’une décision plus sûre encore que hardie, puisque, maîtresses du Danube, nos troupes, déjà devancées par les Turcs, étaient en mesure de donner la main à l’armée autrichienne. On croyait donc que, dans l’hypothèse prévue du rejet des quatre garanties par le cabinet de Saint-Pétersbourg, la cour de Vienne, ayant épuisé tous les ménagemens, ayant d’ailleurs achevé, tous ses préparatifs militaires, rassurée du côté de la Serbie, du Monténégro et de la Bosnie, entrerait comme de plein droit dans l’alliance des puissances occidentales, qu’elle en avait pris son parti d’avance, et, selon l’expression usitée, qu’elle avait fait son thème en ce sens, pour le cas où la Russie répondrait qu’il faudrait lui arracher par la force les sacrifices qu’on voulait lui imposer avant de l’avoir vaincue. On se trompait : l’Autriche avait fait son thème autrement, car sans hésiter cette fois, sans délibérer longuement comme c’est son habitude, elle a aussitôt pris le parti de ne pas considérer la réponse négative de la Russie comme un casus belli. Et non-seulement cette résolution a été adoptée à Vienne avec une incroyable promptitude, mais elle a été aussi rapidement publiée, ce qui est grave et singulier. Nous ne savons pas si les gouvernemens les plus intéressés à en être instruits l’ont été avant les journaux et le public ; au moins on peut en douter, tant l’information s’est vite répandue. Les Russes, partagés entre la préoccupation de nos grands arméniens contre la Crimée et la crainte de l’effet que produirait à Vienne la rupture du dernier fil des négociations, ont donc su tout de suite que du côté de l’Autriche ils n’avaient pour le moment rien à redouter. Les Autrichiens entraient dans les principautés, il est vrai ; mais déjà Omer-Pacha était à Bucharest, et, pour une raison ou pour une autre, l’armée du prince Gortchakof se retirait derrière le Pruth. Ainsi, puisqu’il ne devait pas l’avoir de collision, puisque les Autrichiens ne devaient pas poursuivre les Russes sur leur territoire, l’occupation de la Valachie par les uniformes blancs perdait beaucoup de son importance comme démonstration politique contre la Russie, et n’offrait pas cette compensation aux embarras et aux susceptibilités qu’elle doit infailliblement éveiller, soit à Constantinople, soit dans les principautés elles-mêmes.

Il ne faudrait cependant pas pour l’honneur de l’Autriche qu’elle se contentât d’avoir, sans coup férir, applaudi à l’affranchissement du Danube, et fait avancer ses soldats de quelques marches sur un territoire que personne