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épisode parasite. Depuis le moment où Colomba entre en scène jusqu’à l’heure où s’accomplit sa vengeance si longtemps désirée, si ardemment poursuivie, l’action marche d’un pas rapide, et le lecteur a toujours devant les yeux le but que l’auteur se propose. Pour ma part, je n’hésite pas à considérer ce roman comme la révélation la plus complète du talent de M. Prosper Mérimée. Il ne rappelle pas seulement la poésie antique par le choix de la donnée, il la rappelle aussi par la simplicité de l’exécution. Les personnages, dominés par un sentiment impérieux, ne semblent pas pouvoir parler autrement qu’ils ne parlent. Action et langage, tout chez eux porte l’empreinte de la nécessité ; or n’est-ce pas là précisément un des caractères les plus éclatans de la poésie antique ? Retranchez une page de Colomba, vous aurez une lacune qui frappera tous les yeux ; essayez, si vous l’osez, d’ajouter une page, et vous aurez un hors-d’œuvre qui blessera tous les hommes de goût.

L’auteur avait trente-six ans lorsqu’il écrivit ce beau livre ; il était déjà depuis quinze ans en relation avec le public : il avait donné la mesure complète de ses facultés dans ses précédens ouvrages, mais il ne les avait pas encore manifestées avec autant de splendeur. Tous les esprits attentifs savaient ce qu’il pouvait faire, mais ne croyaient pas qu’il se fût pleinement révélé. Après Colomba, ils n’ont plus rien à souhaiter ; il n’est guère probable que l’auteur arrive jamais à mieux faire ; il pourra traiter d’autres sujets avec le même bonheur, il n’arrivera pas à surpasser l’énergie et la simplicité de cet admirable récit. A-t-il connu les personnages qu’il met en scène ? Peu importe de le savoir. Ce qu’il y a de certain, ce que personne n’osera contester, c’est qu’ils sont aussi vrais, aussi vivans que s’il les avait connus. Si un témoin digne de foi venait m’affirmer que l’auteur a souvent conversé avec eux, je n’éprouverais aucun étonnement, car, s’il avait à raconter ses souvenirs personnels, il ne pourrait le faire avec plus de précision.

La popularité de Colomba, qui au bout de quatorze ans est encore aussi jeune que le premier jour[1], devrait dessiller les yeux des plus aveugles, et leur montrer à quel prix s’achètent les solides renommées ; mais la génération littéraire qui s’agite sous nos yeux ne paraît pas vouloir profiter de la leçon. Depuis quatorze ans, combien d’œuvres n’avons-nous pas vues naître et mourir le même jour ! Filles de l’improvisation, annoncées avec fracas, elles périssaient au bruit des fanfares. Le sort de Colomba devrait enseigner aux esprits égarés par la vanité la seule voie qui conduise au but suprême de l’art. Colomba n’est pas une œuvre improvisée, aussi le temps l’a-t-il respectée.

  1. Colomba a paru dans la Revue du 1er juillet 1840.