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aller plus loin. Jamais la maxime antique « rien de trop » n’a été pratiquée plus sévèrement ; mais en même temps jamais les événemens fournis par la réalité n’ont été mis en œuvre avec plus d’adresse. Certes dans ces vingt pages M. Mérimée a fait preuve d’une imagination féconde. Aujourd’hui que l’industrie littéraire s’est développée sur une échelle immense, si une telle donnée tombait entre les mains d’un faiseur, nous la verrions se dérouler en quelques centaines ou quelques milliers de pages, et les partisans de la fantaisie vanteraient à l’envi l’habileté de l’auteur. Il est pourtant hors de doute que M. Mérimée n’a rien laissé à dire, qu’il a tiré de son sujet tout le parti que l’on pouvait souhaiter, et qu’on ne pourrait ajouter des incidens nouveaux sans tomber dans le verbiage. J’ai relu bien des fois Mateo Falcone, et chaque fois que je l’ai relu, j’ai admiré de plus en plus la puissance de la sobriété. Parmi les écrivains de notre temps, j’en sais bien peu qui puissent se vanter d’agir aussi énergiquement, aussi sûrement sur l’esprit du lecteur. M. Mérimée, n’eût-il écrit que Mateo Falcone, occuperait une place éminente dans l’histoire littéraire de notre pays, car de telles pages ne se comptent pas, mais se pèsent. Heureusement pour nous, il ne s’en est pas tenu là, et nous avons pu admirer plus d’une fois la souplesse et la variété de son talent. Toutefois, je dois le dire, je ne crois pas qu’il ait jamais rien écrit de supérieur à Mateo Falcone.

Je ne songe pas à contester la vivacité ingénieuse qui recommande le Vase étrusque ; je reconnais volontiers que le choix même de la donnée a quelque chose d’original. La peinture de la jalousie rétroactive est un sujet nouveau qui demande une grande délicatesse de pinceau, et l’auteur a su nous intéresser aux souffrances de son héros sans rien exagérer ; mais le récit est précédé d’un prologue dialogué, et ce prologue n’est pas précisément un chef-d’œuvre de goût. L’esprit y est semé à profusion, mais ce n’est pas toujours de l’esprit de bon aloi. Une foule de railleries qui enchantent les initiés demeurent impénétrables pour le commun des lecteurs. Or c’est là un très grave inconvénient : ceux qui ne connaissent pas les originaux que l’auteur a voulu peindre demeurent indifférens sans que le narrateur ait le droit de se plaindre. Et pourtant le Vase étrusque a longtemps passé, parmi les gens du monde, pour le meilleur récit de M. Mérimée. Le faux goût qui éclate dans le prologue était précisément ce qui séduisait les oisifs : comme ils avaient vu de près les modèles dont M. Mérimée s’était servi, ils ne tarissaient pas en éloges sur la fidélité des portraits. Mateo Falcone était oublié pour le Vase étrusque. Le succès de ce dernier ouvrage mérite d’être rappelé comme une des aberrations les plus singulières. Ce n’est pas qu’il n’y ait dans le Vase étrusque plusieurs parties très dignes de louange ;