que l’imagination livrée à elle-même. J’incline même à penser qu’elle agit plus sûrement sur l’esprit du lecteur. Il est très vrai que la fantaisie la plus vagabonde relève à son insu de la réalité, car il n’est donné à personne de tirer la vie du néant. Cette intervention indirecte de la réalité ne suffit pas à M. Mérimée. À l’exemple des peintres qui ne peignent rien sans modèle, il ne commence pas un récit sans avoir sous les yeux ou dans sa mémoire le type de ses personnages. L’emploi de ce procédé donne à tout ce qu’il écrit un relief singulier. Son imagination, dont il se défie, garde sa vivacité tout en respectant la donnée primitive qu’elle veut et qu’elle doit agrandir. J’ai souvent entendu dire que M. Mérimée manque d’invention, et j’avais d’abord peine à comprendre le sens de cette accusation ; j’ai bientôt découvert qu’au fond de ces reproches se cachait un éloge involontaire. Ceux qui se plaignent en effet qu’il manque d’invention ne conçoivent pas l’imagination s’exerçant sur une donnée réelle, ils veulent pour elle une liberté absolue, et quand ils rencontrent une série de faits triés par un goût sévère et mis en œuvre par une imagination puissante, ils prennent volontiers la sobriété des développemens pour un signe de stérilité. Il y a dans cette sobriété même qui les étonne et les abuse un signe de fécondité. Pour émouvoir en effet, pour laisser dans l’esprit du lecteur une trace durable et profonde, il ne s’agit pas de multiplier les détails, mais de les choisir, — de frapper fort, mais de frapper juste, Le procédé suivi par M. Mérimée fait croire aux intelligences inexpérimentées qu’il n’invente pas ; les juges compétens savent à quoi s’en tenir.
Si les reproches adressés à M. Mérimée par les amans passionnés de la fantaisie valaient la peine d’être réfutés, il suffirait pour les réduire à néant de comparer l’admirable récit qui s’appelle Mateo Falcone avec les vingt lignes de Benson où se trouve la donnée mise en œuvre par l’écrivain français : cette comparaison, faite de bonne foi, ne peut laisser aucun doute dans l’esprit du lecteur impartial. Benson raconte dans le journal de son voyage en Corse le meurtre d’un enfant par son père, et prend soin de nous dire que la mort était le châtiment de la trahison ; mais qu’il y a loin du récit de Benson au récit de Mérimée ! Dans les vingt pages de l’écrivain français, il n’y a pas un trait qui ne porte ; tous les incidens occupent une place nécessaire et s’enchaînent rigoureusement. La tentation du malheureux enfant est présentée avec un talent merveilleux. L’indignation du père en apprenant que son fils a livré le bandit, sa soudaine résolution, son inflexible volonté, nous émeuvent profondément. Nous comprenons dès les premières lignes qu’il ne reculera pas devant le meurtre de son enfant ; pour ma part, je ne crois pas que l’art puisse