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allumés, et des laquais galonnés tenant en l’air d’énormes plumeaux pour éventer ma tête couronnée de la tiare, tout à fait comme cela se voit dans le fameux tableau de la Procession papale d’Horace Vernet. Avec la même componction sacerdotale, avec le même sérieux absolu, — car je puis être très sérieux quand c’est absolument nécessaire, — j’aurais aussi donné du haut du Vatican la bénédiction annuelle à toute la chrétienté. Revêtu de tous les ornemens pontificaux, la triple couronne sur le front, et entouré d’un état-major de chapeaux rouges et de mitres d’évêques, de chasubles étincelantes d’or et de pierreries, et de frocs de moines de toutes les couleurs, ma sainteté, debout sur un balcon richement orné de tapis de Perse, se serait montrée à la foule innombrable prosternée à genoux, la tête baissée, bien en bas sous mes pieds, et fourmillant au loin à perte de vue ; puis j’aurais tranquillement étendu mes deux mains et donné la bénédiction à la cité de Rome et au globe entier, urbi et orbi !

Mais, comme tu le sais bien, cher lecteur, je ne suis pas devenu pape, ni cardinal non plus, — pas même un tout petit chanoine. — et je n’ai gagné dans la hiérarchie de l’église ni places ni dignités, pas plus que dans la hiérarchie du monde. Je ne suis, comme disent les gens, arrivé à rien sur cette belle terre ; je ne suis devenu rien, rien qu’un poète. Et pourtant je ne veux pas m’abandonner à une humilité hypocrite et déprécier ce beau nom de poète. On est beaucoup quand on est poète, et surtout quand on est un grand poète lyrique en Allemagne, parmi ce peuple qui en deux choses, la philosophie et la poésie lyrique, a surpassé toutes les autres nations. Je ne veux pas, avec la fausse modestie inventée par les gueux, renier ma gloire. Aucun de mes collègues n’a conquis le laurier de poète à un âge aussi jeune que moi, et si mon compatriote Wolfgang Goethe se plaît à rappeler que le Chinois, d’une main tremblante, peint sur verre Werther et Charlotte, je puis de mon côté, pour continuer sur la même gamme ethnographique, opposer à cette réputation chinoise une réputation plus fabuleuse encore, c’est-à-dire une réputation japonaise. Lorsqu’il y a douze ans, je me trouvais un jour à Paris, à l’hôtel des Princes, auprès de mon ami Henri Woehrmann de Riga, celui-ci me présenta un Hollandais qui revenait justement du Japon après y avoir passé trente ans dans la ville de Nangasaki, et qui désirait vivement faire ma connaissance. C’était le docteur Burger, qui publie maintenant à Leyde avec le savant Siebold un grand ouvrage sur le Japon. Ce Hollandais me raconta qu’il avait appris l’allemand à un jeune Japonais qui plus tard avait fait imprimer une traduction japonaise de mes poésies, et que c’avait été le premier livre européen qui eût paru dans la langue du Japon, Le brave Néerlandais ajoutait que je trouverais du reste sur cette curieuse traduction un