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me firent défaut, et ma divinité en fut tellement ébranlée, qu’elle s’écroula misérablement.

Les événemens de ces folles journées de février, où l’on vit la sagesse humaine aux abois et les élus du crétinisme portés en triomphe, furent si inouis, si fabuleux, qu’ils renversèrent les choses et les idées : si j’avais été un homme sensé, mon intelligence aurait succombé ; mais fou comme je l’étais, le contraire eut lieu, et, chose curieuse, ce fut précisément à une époque de démence générale que moi je revins à la raison. Comme beaucoup d’autres dieux déconfits depuis la révolution de février, je dus abdiquer ma divinité, et je redescendis à l’état de simple mortel. C’était en effet ce que j’avais de mieux à faire. Je rentrai dans le bercail de la foi, et je reconnus volontiers la toute-puissance de l’Etre suprême, qui règle seul les destinées du monde, et à qui depuis j’ai confié aussi l’administration de mes propres affaires, fort embrouillées alors que je les gérais moi-même. J’ai à présent moins de soucis, en me reposant sur la providence de mon intendant céleste, et l’existence d’un Dieu est pour moi un grand bonheur ; je puise dans cette croyance les plus grandes consolations, et elle m’est en même temps aussi commode qu’économique. Je ne m’occupe plus de fastidieuses comptabilités ; en vrai dévot, je n’empiète plus sur les attributions du bon Dieu, et je ne donne plus rien aux pauvres gens à qui j’ai distribué des secours autrefois. J’ai pieusement annoncé à ces infortunés que je ne suis plus pour rien dans le gouvernement du monde, et qu’ils doivent dorénavant réclamer l’aide du Seigneur qui réside dans les deux, et dont le budget est aussi infini que sa miséricorde, tandis que moi, pour suffire jadis à mes penchans de dieu, j’étais parfois obligé de tirer le diable par la queue. Ce n’est pas moi qui ferai désormais la propagande de l’athéisme ; outre ma décadence financière, je ne jouis pas non plus d’une santé brillante, je suis même affecté d’une indisposition, à la vérité très légère au dire de mes médecins, mais qui me retient déjà depuis plus de cinq ans au lit. Dans une telle position, c’est pour moi un grand soulagement d’avoir quelqu’un dans le ciel à qui je puisse adresser mes gémissemens et mes lamentations pendant la nuit après que ma femme s’est couchée. Quelle terrible chose que d’être malade et seul, sans personne qu’on puisse importuner de la kyrielle de ses doléances ! Qu’ils sont sots et cruels, ces philosophes alliées, ces dialecticiens froids et bien portans qui s’évertuent à enlever aux hommes souffrans leur consolation divine, le seul calmant qui leur reste ! On a dit que l’humanité est malade, que le monde est un grand hôpital : ce sera encore plus effroyable quand on en viendra à dire que le monde est un grand hôtel-dieu sans Dieu !