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mais quand mon ouvrage fut enfin terminé, je fus saisi à son aspect d’un frisson inquiétant, et il me sembla que le manuscrit me regardait d’un œil étrange, moqueur et même méprisant. J’étais tombé dans une singulière perplexité. L’auteur et son œuvre ne concordaient plus ensemble. C’est qu’à cette époque l’aversion pour l’athéisme dont j’ai parlé tout à l’heure s’était déjà emparée de mon âme, et comme je fus forcé de m’avouer que mon impiété avait trouvé sa source et son principal soutien dans la philosophie de Hegel, celle-ci commença de me peser.

C’est ici le lieu de faire un aveu qui expliquera mes embarras d’alors. Je n’avais jamais senti un trop vif engouement pour la philosophie de Hegel, et quant à une conviction de la vérité véritable de cette philosophie, je n’en pouvais pas avoir du tout. Je ne fus jamais un grand métaphysicien, et j’avais accepté sans examen la synthèse de la philosophie hégélienne, dont les conséquences chatouillaient ma vanité. J’étais jeune et superbe, et mon orgueil ne fut pas médiocrement flatté par l’idée que j’étais un dieu. Je n’avais jamais voulu croire que Dieu fût devenu homme ; je taxais de superstition ce dogme sublime, et plus tard j’en crus Hegel sur parole quand je l’entendis affirmer que l’homme était Dieu. Une telle idée me sourit, je la pris au sérieux, et je soutins mon rôle divin aussi honorablement que possible. Cet absurde orgueil, loin de pervertir mes sentimens, les exalta jusqu’à l’héroïsme, et mes actions devinrent plus brillantes et plus généreuses que celles de ces pauvres hères vertueux qui agissent seulement pour satisfaire aux commandemens du devoir et de la morale. J’étais moi-même la loi vivante de la morale, j’étais impeccable, j’étais la pureté incarnée ; les Madeleines les plus compromises furent purifiées par les flammes de mes ardeurs et redevinrent vierges dans mes bras. Ces restaurations de virginités faillirent parfois, il est vrai, épuiser mes saintes forces. J’étais tout amour et tout exempt de haine. Je ne me vengeais plus de mes ennemis, car je n’admettais pas d’ennemis vis-à-vis de ma divine personne, mais seulement des méchans, et le tort qu’ils me faisaient était un sacrilège, comme les injures qu’ils me disaient étaient autant de blasphèmes. Il fallait bien de temps en temps punir de telles impiétés, mais c’était un châtiment divin qui frappait le pécheur, et non une vengeance humaine. Je ne reconnaissais pas non plus vis-à-vis de moi des amis, mais bien des fidèles, des dévots, et je leur faisais beaucoup de bien. Les frais de représentation d’un dieu, qui ne saurait être chiche et qui ne ménage ni sa bourse ni son corps, sont énormes ; pour faire ce métier superbe, il faut avant tout être doté de beaucoup d’argent et de beaucoup de santé. Or un beau matin, — c’était à la fin du mois de février 1848, — ces deux choses