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à un tel compagnonnage ! Le bon Dieu, qui est la bonté même, comme dit la chanson, me pardonner à volontiers mes anciens torts, en me tenant compte de l’humiliation que m’a value mon entrevue avec Weitling. Ce qui blessa surtout mon orgueil, ce fut le peu de déférence que le drôle me témoigna en me parlant. La casquette sur la tête, il était assis sur un escabeau, se frottant avec la main au-dessus de la cheville de la jambe droite, qu’il tenait élevée en l’air, de telle façon que son genou lui touchait au menton. J’attribuais cette singulière position aux habitudes de métier du tailleur, sans pouvoir toutefois m’expliquer pourquoi il se frottait continuellement la jambe. Lorsque je lui en demandai la cause, il me dit d’un ton tout à fait insouciant, comme si c’était la chose la plus simple du monde, que, pendant sa résidence dans les différens cachots de la confédération germanique, on lui avait souvent mis les fers aux pieds, et que sa jambe se ressentait toujours de la douleur que lui avait causée la pression de quelques anneaux trop étroits. — À cet aveu naïf, je dois avoir fait la grimace que fit le loup de la fable au moment où il aperçut le poil ras du cou de son camarade le chien, et lorsque celui-ci lui expliqua cette circonstance en disant : « La nuit, on m’attache à la chaîne. » Je crois que j’ai reculé de plusieurs pas, quand, avec le geste familier d’un bohémien s’adressant à un vagabond initié aux habitudes extra-légales de la confrérie, Weitling me révéla cet incident, qu’il portait quelquefois des chaînes, non des chaînes métaphoriques comme tout le monde en porte de nos jours, mais de véritables chaînes forgées de fer et rivées au cou ou à la jambe. — Cela n’est pas comme il faut, et un homme de bonne compagnie ne doit pas s’allier à des individus ferrés de cette espèce. Cependant, ce qui me fit reculer, ce ne fut pas la crainte de partager le sort de pareilles gens, mais bien la contrariété d’avoir à subir leur affreuse société. — Singulières contradictions dans les sentimens du cœur humain ! Moi qui avais un jour, à Munster, baisé avec des lèvres brûlantes les reliques du tailleur Jean de Leyde, ainsi que les chaînes qu’il avait portées, les tenailles avec lesquelles on l’avait torturé, et qui sont conservées dans une niche devant l’hôtel de ville de Munster, — moi qui avais voué un culte fervent au tailleur mort, je sentis une invincible aversion à l’approche du tailleur vivant, de cet homme qui était pourtant l’apôtre et le martyr de la même cause pour laquelle avait souffert Jean de Leyde, le roi de Sion de glorieuse mémoire ! Je ne peux pas expliquer ce phénomène, cet égarement de l’esprit humain, et je me borne à le constater ici, quelque défavorables et dures que puissent être les interprétations qu’un tel aveu pourra rencontrer.

Du reste, ce Weitling était un homme de talent, il n’était pas dépourvu