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et je me bornai à me faire raconter par mon vieux drôle de cicérone la légende du glorieux saint Denis que le méchant roi des païens avait fait décapiter, ce qui ne l’empêcha pas de courir, avec sa tête dans la main, de Paris à Saint-Denis, pour s’y faire enterrer et donner son nom à cet endroit. « Si l’on réfléchit à la distance, dit mon narrateur, il faut s’étonner que quelqu’un ait pu aller si loin à pied sans tête ; mais, ajouta-t-il avec un singulier sourire, dans des cas pareils, il n’y a que le premier pas qui coûte. » Ce vieux mot valait bien les deux francs que je donnai au vieillard pour l’amour de Voltaire, dont je rencontrais déjà ici le ricanement. En vingt minutes, je fus à Paris, et j’y entrai par la porte monumentale du boulevard Saint-Denis, arc de triomphe érigé primitivement en l’honneur de Louis XIV, mais qui ce jour-là dut servir à la glorification de la joyeuse entrée d’un poète allemand dans Paris. Je fus vraiment surpris de la foule de gens parés qui se pressaient dans les rues, tous habillés avec tant de goût, qu’ils ressemblaient aux figures d’un journal de modes. Ce qui m’imposait encore plus, c’est que tout le monde parlait français, cette langue qui est chez nous la marque distinctive des gens de qualité ; ici le peuple entier était donc d’aussi bonne compagnie que chez nous la noblesse ! l’urbanité et la bienveillance se lisaient sur tous les visages. Que ces hommes étaient polis, que ces jolies femmes étaient souriantes ! Si quelqu’un me heurtait par inadvertance sans me demander pardon, aussitôt je pouvais parier que c’était un de mes compatriotes, et si quelque belle montrait une mine rechignée et aigrelette, j’étais sûr qu’elle avait bu du vinaigre, ou qu’elle savait lire Klopstock dans l’original. Je trouvais tout on ne peut plus amusant Le ciel était si bleu, l’air si doux, si généreux ! Et avec cela brillaient encore par-ci par-là les feux du soleil de juillet ; les joues de la magnifique et voluptueuse Lutèce étaient encore rouges des baisers de flamme de ce soleil, et sur la poitrine de marbre de la belle cité le bouquet de fiancée n’était pas encore tout à fait flétri. Il est vrai que çà et là, aux coins de rue, la devise nuptiale : liberté, égalité, fraternité ! était déjà effacée. Les jours de noce passent si vite !

Je nie hâtai de visiter les restaurans où j’étais recommandé ; les maîtres m’assurèrent que même sans lettres de recommandation ils m’auraient fait bon accueil, et qu’on me recevrait bien partout à cause de ma mine honnête et distinguée. Jamais cabaretier allemand ne m’avait dit pareille chose, tout en pensant peut-être de même ; un tel rustre s’imagine devoir se taire sur les choses agréables, et en revanche il se croit obligé de nous dire en face tout ce qui est déplaisant, afin de montrer sa franchise allemande. Dans les mœurs des Français autant que dans leur langue abonde cette flatterie délicieuse