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on peut se fier à mon jugement quand je parle de personnes d’une couleur différente…


Voilà donc une double promesse. M. Heine ne se peindra pas trop en blanc, et il ne noircira pas trop son prochain. Cette double promesse a-t-elle été tenue ? Le poète, il faut le reconnaître, nous livre avec une sincérité piquante le secret de bien des contradictions qu’on a pu remarquer dans ses écrits. Quant au prochain, il ne le ménage guère, quoi qu’il en dise, et les pages mêmes qui suivent cette entrée en matière en sont un témoignage que nous ne citerons pas, et que nous aurions aimé à ne pas rencontrer sous sa plume. « J’ai donné à mon livre, dit-il, le même titre sous lequel Mme de Staël a fait paraître son célèbre ouvrage traitant le même sujet, et j’ai choisi ce titre dans une intention polémique. » Il y a heureusement autre chose que de la polémique dans ce livre, et après avoir avoué les intentions militantes qui l’ont dicté, M. Heine nous explique aussi la sympathie pour la France qui s’y révèle à toutes les pages. Né dans la dernière année du siècle passé à Düsseldorf, capitale du duché de Berg, dans un pays que régirent pendant longtemps les lois françaises, M. Heine n’a point pour nous les yeux d’un étranger. Les années de sa jeunesse qu’il passa en Allemagne, après la chute de l’empire et sous la domination prussienne, ne paraissent d’ailleurs avoir laissé en lui que de pénibles souvenirs. Le contraste de l’Allemagne telle qu’il l’a connue, de la France telle qu’il l’a vue après juillet 1830, achève de développer les sympathies françaises de l’auteur d'Atta Troll.


J’avais beaucoup agi et beaucoup souffert lorsque le soleil de juillet se leva sur la France, j’avais grand besoin de quelque délassement. L’air natal aussi était devenu de jour en jour plus malsain pour moi, et je dus songer sérieusement à un changement de climat. J’avais des visions, je regardais les nuages, qui m’effrayaient en faisant dans leur course aérienne toute sorte de grimaces. Il me semblait parfois que le soleil était une cocarde prussienne ; la nuit je rêvais d’un affreux vautour noir qui déchirait ma poitrine et dévorait mon foie ; j’étais très triste. Ma mélancolie s’accrut encore palmes entretiens avec une nouvelle connaissance que je fis alors : c’était un vieux conseiller de justice de Berlin qui avait vécu longtemps en qualité de prisonnier d’état dans la forteresse de Spandau, et qui me racontait combien c’était désagréable de porter des fers en hiver. Je trouvai en effet très peu charitable qu’on ne chauffât pas un peu les fers de ces pauvres gens. Quand on chauffe nos chaînes, elles ne causent pas un frisson si désagréable ; aussi ai-je vu dans d’autres pays que même les natures les plus frileuses supportaient assez bien les fers quand on avait eu soin préalablement de les chauffer un peu. Il ne serait même pas mal de les parfumer encore avec de l’essence de rose ou de laurier. Je demandai à mon conseiller de justice s’il