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possible l’histoire de l’école romantique d’outre-Rhin, ne devrait pas manquer de renseignemens sur l’auteur lui-même.

J’ai donné dans le livre de l’Allemagne[1] une suite de monographies sur les principaux poètes romantiques de mon pays, et j’aurais dû l’ajouter mon propre portrait. En ne le faisant pas, j’y ai laissé une lacune à laquelle je ne saurais remédier aisément. Faire moi-même ce portrait, ce serait tenter un travail non-seulement scabreux, mais impossible. Je serais un fat, si j’étalais amplement le bien que je pourrais dire de moi, et je serais un grand sot, si j’exposais aux yeux de tout le monde les défauts que je me connais peut-être aussi parfaitement. Et puis, avec la meilleure volonté d’être sincère, personne ne peut dire la vérité sur son propre compte. Jusqu’à présent, nul n’y a réussi, ni saint Augustin, le pieux évêque d’Hippone, ni le Genevois Jean-Jacques Rousseau, surtout ce dernier, qui, tout en s’appelant l’homme de la vérité et de la nature, n’était au fond pas moins menteur et dénaturé que les autres. Rousseau est trop fier pour s’attribuer faussement de bonnes qualités ou de belles actions ; il invente plutôt les choses les plus affreuses pour son caractère. Peut-être se calomnie-t-il lui-même afin de pouvoir, avec une plus grande apparence de véracité, calomnier à leur tour ses amis, par exemple mon pauvre compatriote Grimm, ou bien fait-il des aveux controuvés pour cacher de véritables fautes ; car, comme tout le monde le sait, les histoires scandaleuses qui ont cours sur notre compte ne nous sont pénibles que dans le cas où elles reposent sur la vérité, tandis que notre cœur en est moins douloureusement affecté, si elles ne sont que de vaines inventions. Par exemple, je suis bien convaincu que Jean-Jacques n’a pas volé ce ruban qui fit perdre à une femme de chambre injustement accusée son honneur et sa place ; il n’avait d’ailleurs pas le talent de voler ; il était pour cela bien trop timide et trop gauche, trop lourdaud, lui, le futur ours de l’ermitage d’Ermenonville. Il s’est peut-être rendu coupable d’un autre délit, mais certes il ne commit pas de vol. Il n’a pas non plus envoyé ses enfans à l’hospice des Enfans-Trouvés, il n’y a envoyé que les enfans de Mlle Thérèse Levasseur. Il y a trente ans déjà, à Berlin, un des plus grands psychologues allemands appela mon attention sur un passage des Confessions d’où il résultait clairement que Rousseau ne pouvait être le père de ces enfans ; ce misanthrope grognard aimait mieux, par vanité, paraître un père barbare que d’être soupçonné d’avoir été incapable de toute paternité ! Lui qui dans sa propre personne

  1. Voyez les trois parties de ce livres publiées dans le Revue du 1er mars, 15 novembre et 15 décembre 1834.