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Édouard, quelle lassitude vous exprimiez tantôt, il va à peine une heure ! Allons ! de plus grandes défaillances vous attendent peut-être encore ! »

En effet, il s’agit de savoir si la nature de l’amoureux dépité ou celle du poète aura le dessus, et Walter est encore en proie à une indécision dont lui-même ne se doute pas, lorsqu’il rencontre Violette, l’héroïne du poème. Cette fois-ci, nous assistons à la contrepartie de ce qui est arrivé au commencement. Comme alors, le plus grand, le plus élevé des deux est la victime de l’autre ; seulement le rôle supérieur appartient à la femme. Walter raconte son histoire à Violette, qui l’aime parce qu’elle le plaint. « Deux passions divisaient mon âme, dit-il ; l’une est morte, et celle qui survit lui a tout pris et n’admet désormais plus de rivale : la morte, c’était l’amour, la vivante, c’est la poésie. — Hélas ! soupire Violette, hélas ! que vous seriez à plaindre si l’amour ne ressuscitait jamais ! »

Pour le moment, on ne peut trop affirmer que l’amour revit chez Walter, peut-être même serait-il plus exact de dire qu’il lui a toujours été inconnu. L’amour que lui inspira la dame mystérieuse de ses premières années, — l’amour sensuel, — voilà ce qu’il éprouve pour Violette, qui elle, aussi passionnée que chaste, lui livre, avec son honneur, son cœur, son être tout entier ; mais voici la double erreur qu’il commet alors : se trompant d’abord sur le trésor qu’il vient de trouver, il se trompe ensuite sur le prix que lui-même y attache. Croyant n’éprouver qu’une inclination passagère pour Violette, il la délaisse et s’en va, cherchant le plaisir et un oubli qui jamais n’arrive. Il ignore encore que, pour son bonheur et pour le salut de son intelligence même, un vrai, un profond amour le possède, et pour le moment il s’imagine n’en être qu’au remords. Nous le voyons, à minuit, errant par les rues d’une grande ville, il s’arrête sur un pont et se met à regarder les flots noirs de la rivière :


« Je connais sa source, dit-il, son premier jet est pur comme l’enfance ; dans mes premières années, je jouais aux bords du lac d’où partent ses naissantes ondes ; sur de grandes roches luisantes, elles se jettent en écume transparente et blanche comme un voile neigeux. Ah ! tous les deux alors, le fleuve et moi, nous étions purs comme le ciel bleu sur nos têtes. Maintenant tous les deux nous sommes également noirs. Cette rivière, voyez-la toute souillée, se traînant lentement à travers le cœur d’une cité commerçante et charriant les immondices ainsi qu’une âme impure attire à elle le mal. Noir, épais, fétide, le flot se déverse à la fin dans la mer sans souillure, et comme lui mon âme se précipitera dans l’éternité… Oh ! mon père, mon Dieu ! aidez-moi à secouer ce pesant cadavre qui ne me quitte plus !… Je l’ai pris pour le plaisir, ce n’était que le péché, et à cette heure il se cramponne à moi ! Je ne serai bientôt que corruption. Mais Dieu me renvoie mes prières.