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n’est plus question ni de livres ni de travail, Le poète aime et n’invoque déjà plus la poésie comme but, mais comme moyen. « J’ai ouï dire, murmure-t-il, que de belles jeunes filles ont été vaincues par le génie : oh ! Muse divine, je te bénirais mieux, si tu me donnais l’amour de cette dame, que si à travers vingt mondes à venir tu m’accordais l’immortalité. J’aimerais mieux la conquérir, elle, que la dernière étoile créée par Dieu, avec tous ses continens et toutes ses mers. O jour au-delà de demain, hâte-toi de venir ! »

Le jour tant attendu arrive ; et « au milieu des bois pleins de vent » [the windy woods) Walter retrouve la dame ; mais lorsque après maintes hésitations il ose enfin lui dévoiler le secret de son amour, elle pleure et gémit, s’apitoie sur elle-même et apprend à son jeune adorateur qu’il est trop tard, et que dans un mois les cloches de l’église voisine sonneront la triste fête qui la verra s’unir à un vieillard riche. « Le soleil, dit-elle, luira sur de mornes fiançailles, une pâle épousée et un époux à cheveux blancs ! » Du reste elle a soin d’ajouter, selon la règle prescrite en pareil cas, qu’elle mourra au printemps, — et elle part de là pour faire à Walter un sermon en trois points sur la conduite qu’il doit tenir dans la vie, et sur l’éclatante renommée dont il jouira. « Quant à moi, dit-elle pathétiquement en terminant son discours, je crois que mon âme passera dans les blanches marguerites qui croîtront sur ma tombe ; tu y viendras, et si tu vois ces pauvres fleurs s’agiter, tu sauras que c’est moi qui, à travers leurs pétales d’argent, cherche encore à me repaître de ta vue. » Or le poète croit fermement à tout cela, mais surtout aux marguerites, et s’il s’abandonne à sa désolation, au moins demeure-t-il convaincu qu’elle est partagée.

Là se termine la première phase de la vie de Walter. Après cette grande douleur, qui semble devoir le plonger dans Le néant, arrive la période de l’inquiétude ; les fruits d’un désespoir fécond germent en lui. « Tout est agitation, s’écrie-t-il, rien ne repose ; l’Océan haletant contemple de loin la beauté nue des étoiles comme une vaste âme affamée ; les nuages tourmentés se brisent et se dissolvent, puis s’amassent de nouveau pour voguer à travers le bleu comme des montagnes de glace ; la pluie vient chassée d’en haut ; la lugubre voix des vents se plaint de nous ne savons quelle étrange pénitence, et notre malheureuse terre ignore la paix : folle planète, elle roule gémissante par les abîmes sans savoir où elle trouvera un abri. » Dans son ennui profond, Édouard, un ami de longue date, trouve accès auprès de lui et cherche à le rattacher aux réalités de la vie.

« Hélas ! répond Walter, la plus triste de toutes mes pensées vient de ce que je m’aperçois combien nous nous en fatiguons vite ! À force de satisfaire nos goûts, nos joies s’usent, et à la fin nous bâillons au nez du plaisir même.