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que le beau entourait et pénétrait de toutes parts, et qui depuis le berceau jusqu’à la tombe, vivant au milieu d’une incomparable nature, ne devait aspirer qu’à la peindre ? Rome au contraire, où l’état remplace tout, où l’homme règne et ignore la nature ; Rome, qui invente la science politique et la législation, ainsi que nous les entendons aujourd’hui, crée aussi une langue plus soucieuse de bien dire que de rendre vigoureusement une impression reçue. Les Latins ne chantent plus, ils discutent déjà. La concision remplace l’expansion, et de l’enthousiasme, du Dieu-en-nous des Grecs, rien ne subsiste.

Si l’on voulait étudier minutieusement la question, on remarquerait dans tout le moyen âge et à l’époque de la renaissance l’absence des mots purement descriptifs, même chez les nations autres que celles de race latine. Parmi celles-ci, le génie italien, cauteleux, circonspect, modifiant sans cesse pour ne jamais s’affirmer absolument, crée un luxe inouï d’adverbes, tandis que le français, lui, s’attache à l’ensemble de la phrase, au style presque exclusivement, et prend pour modèles Horace, Cicéron, Tacite. Tant que le génie propre de la langue anglaise se soumet à l’influence normande, c’est aussi par le style latinisé que se distinguent ses écrivains ; mais lorsqu’à lieu le débordement, que le torrent trouve son vrai lit, et de canal qu’il était devient fleuve, lorsque les flots de l’élément anglo-saxon rompent leurs digues, alors reparaissent le luxe d’expressions pittoresques, la variété d’épithètes, la facilité à les combiner, la nécessité d’en inventer de nouvelles. Les nuances sont partout recherchées avidement ; on veut trouver la couleur la plus vraie pour peindre chaque différence de sensation, qu’elle provienne des harmonies vagues, des frémissemens incompris du monde extérieur, ou des aspirations, des inquiétudes, des enthousiasmes, des mécomptes de l’âme humaine. « Mettre ce siècle en musique, s’écrie Alexandre Smith, c’est là l’œuvre suprême du poète à cette heure ! et lorsqu’il sera pleinement chanté et que sa grande plainte, sa tendance, son espoir, seront proclamés à la terre et au ciel, la trace de notre âge inquiet, oh ! j’en ai la foi, sera lumineuse comme celle que laisse au couchant empourpré le jour qui en mourant promet un lendemain plus splendide encore. »

L’influence de Shelley se traduit en ce moment dans la langue anglaise par une plus grande liberté d’allures, par une richesse illimitée d’expressions, par un luxe d’images et d’épithètes dont sans aucun doute on ne manquera pas d’abuser (en admettant que le mal n’ait point commencé déjà), par un luxe d’adjectifs pareil à celui des Allemands et des Grecs. De ce côté, nous le répétons, M. Arnold appartient à l’école anglo-saxonne pure, aux descendans de Shelley les plus incontestés, comme également il se rattache à eux par ses idées