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reconnaissent. L’idolâtrie de l’enfant pour le père, subsistant lors même qu’il se sent mourant de sa main, a quelque chose de profondément touchant, et le désespoir contenu de Rustum exprime mieux que ne le feraient les phrases les plus échevelées le néant de son existence future. Sohrab, d’une voix mourante, demande grâce pour les Tartares sous les tentes desquelles il a été élevé : « Qu’ils repassent le fleuve en paix ! répond le héros, dont jusqu’ici les combats ont été la vie, — que ferais-je maintenant de la guerre ? j’ai assez tué. » - l’agonie de l’enfant est douce ; vaincu par la douleur de sa blessure, il en retire le fer, et le sang coule, mais avec le sang s’échappe la vie. Cette fin du poème mérite d’être citée en entier :


« Sa tête se pencha, ses membres se détendirent ; blanc, immobile, il resta gisant sur la terre ; blanc, et les paupières closes, sinon quand un effort le ramenant à la vie les lui faisait entr’ouvrir pour tâchée de fixer un dernier doux regard sur son père. — Mais à la fin toute force cessa d’être, et de son corps, lentement, malgré elle, l’âme s’en alla, regrettant sa chaude demeure, et sa jeunesse, et le monde enchanteur.

« Là, sur le sable ensanglanté, s’étendait Sohrab mort. Rustum abaissa sur son visage son manteau de cavalier, et se tint près du cadavre de son fils. Comme les royales colonnes de granit noir élevées par Giamschid pour soutenir son palais à Persépolis roulent maintenant renversées, brisées, parmi la ruine de tout ce qui les entourait, — ainsi parut Rustum étendu sur le sable près de son fils.

« La nuit descendit sur la vaste plaine, sur les deux armées ennemies et sur ce couple solitaire, enveloppant tout d’obscurité, tandis qu’avec la nuit sortit de l’Oxus une froide et épaisse brume. Bientôt s’éleva un murmure confus, comme d’une grande foule d’hommes, et des feux brillèrent à travers le brouillard, — car à cette heure les deux armées rentrèrent sous leurs tentes et prirent le repas du soir, — les Persans vers le midi sur la dune, les Tartares aux bords du fleuve même, — et Rustum et son fils demeurèrent seuls.

« Mais la majestueuse rivière continua de rouler ses flots, passant des bruits et des brumes de ces terres basses aux pures clartés des froides étoiles, et s’en allant joyeuse par les silencieux déserts du Khoraçan. Droit va le fleuve au nord, vers l’astre immuable, — plein, brillant, profond, jusqu’à ce qu’à Orgunjè les sables empiètent sur ses eaux et compriment son courant, le. forçant longtemps à se traîner sur des lits de cailloux et à travers d’impénétrables jonchères. — L’oxus ! — oubliera-t-il, voyageur harassé, son berceau caché dans les hautes montagnes ? — Mais bientôt s’entend le mugissement des vagues, et vaste, calme, étincelante, s’ouvre enfin devant lui la plaine liquide vers laquelle il tend toujours, et d’où les étoiles fraîchement baignées s’élèvent pour mirer leurs rayons d’or dans les ondes de la Caspienne ! »


Il y a certainement de l’habileté à entourer le fait principal de pareils accessoires, et on ne refusera pas de la grandeur poétique à l’idée de placer ainsi l’immense douleur du père pleurant l’enfant