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et bien faite en effet pour exciter la colère du monde littéraire et de la presse. C’est bien aussi un peu ce qui est arrivé. « Que M. Arnold n’accuse personne d’outrecuidance tant que son agressive préface [his pugnacious préface) sera là ! s’écrie un des plus habiles critiques de Londres[1]. Et qu’est-ce à dire ? ajoute-t-il plaisamment. Parce qu’on admire les Memnons et les sphinx, s’ensuit-il qu’on doive jeter par la fenêtre toutes ses porcelaines de Saxe ? Que les pyramides soient sublimes, à la bonne heure, mais toute architecture ne doit point nécessairement les prendre pour modèles, et la grandeur d’Eschyle n’impose pas à tout poète l’obligation de marcher sur ses traces. » Eschyle ! voilà le grand mot lancé. L’antiquité grecque, voilà la préoccupation unique, préoccupation, il faut l’avouer, que partagent bien Goethe et Shelley, mais qui ne les domine pas, eux, les maîtres.

Si l’on rassemblait en un petit volume certains commentaires de Shelley sur ses propres œuvres et toutes les préfaces dont il les a fait précéder, on aurait un des plus charmans traités d’esthétique qu’il y ait au monde, et sous bien des rapports la préface de M. Arnold s’imprimerait à côté, qu’elle n’y ferait pas tache ; je ne trouve pas de plus bel éloge à lui donner. Remarquable par la verdeur de la discussion, cette préface a été une sorte d’événement littéraire en Angleterre. Malheureusement on peut y signaler plus d’un point de vue contestable. Les doctrines qu’elle proclame ne tendraient à rien moins, selon nous, qu’à fausser le vrai sentiment de l’antiquité classique, et à réduire les écrivains de nos jours au rôle d’imitateurs. M. Arnold, ainsi que tant d’autres qu’il serait facile de nommer, part du principe qu’en dehors des Grecs rien n’est grand. Il ne voit pas que de leur vérité seule vient leur grandeur avec son inséparable compagne, la simplicité, et que plus nous les imiterions, moins nous aurions la chance ; de leur ressembler.

« Achille, Clytemnestre, Didon ! dans quel poème moderne, demande M. Arnold, trouvons-nous, — nous, les hommes des temps nouveaux, — des personnages aussi pleins d’intérêt que ces figures d’un temps à jamais passé ? Je l’affirme sans crainte, Hermann et Dorothée, Jocelyn et Childe-Harold laissent le lecteur froid comparativement à l’effet que produisent sur lui les derniers livres de l’Iliade, ou l’Orestie, ou l’épisode de Didon. Et pourquoi ? Uniquement par la raison que l’action, dans ces trois derniers cas, est plus grande, les personnages plus nobles, les situations plus sublimes. » M. Arnold se trompe, et si les grandes figures de l’antiquité sont parvenues jusqu’à nous, c’est en vertu de la grande puissance du souffle

  1. Dans l’Examiner du 29 avril 1854.