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pleins de mystiques aspirations, voilà certes ce que Childe-Harold ne devinait guère. La date y est bien aussi pour quelque chose. On était en 1822, et ceux qu’on nomme aujourd’hui des panthéistes, on les appelait alors athées, faute de mieux.

L’erreur capitale commise à l’égard de Shelley par le monde de son temps se trouve dans ce mot de matérialiste qu’on lui appliquait, et ici Byron se trompait pour le moins autant que ceux qu’il accuse de malveillance et de stupidité. Tous ne voyaient dans le poète de Prométhée qu’un disciple de Lucrèce, de cet esprit de négation systématique que l’infini n’attire point, et que nul sentiment instinctif vainqueur de la raison même ne défend contre l’idée avilissante du néant. Or Shelley en tout ne cherche, lui, que l’illimité ; ce qui cesse l’attriste, et la notion du non-être l’épouvante. Il a cela de commun avec toutes les âmes religieuses, que la terre ne lui suffit pas, et qu’il n’est en rapport avec elle ni par ses joies ni par ses peines ; toutes ses facultés tendent ailleurs. Comparez-le maintenant à l’épicurien Lucrèce !

Excelsior ! voilà le vrai nom de Shelley, c’est son disciple Longfellow qui l’a trouvé[1]. Et qui ne serait frappé de sa ressemblance avec cette forme lumineuse qui monte toujours et à laquelle les plis flottans de sa mystique bannière semblent servir d’ailes ? Excelsior ! c’est la devise de la jeune génération anglo-saxonne, dont Shelley est à la fois le précurseur et le type. Savoir pour croire, c’est le but de cette course perpétuellement ascendante que rien d’humain n’entrave, et à laquelle la mort seule met un terme. La nuit tombe et cache les hautes cimes des Alpes. La voix du vieillard avertit le voyageur du danger ; la jeune fille l’invite à se reposer chez elle, — mais toujours il monte, bravant les ténèbres, méprisant le conseil, fuyant la volupté. — À chaque avertissement et à chaque prière, on entend de plus en plus éloignée, de plus en plus faible, cette réponse : Excelsior ! Et le matin les premiers rayons du soleil tombent sur un cadavre enseveli dans la neige ; « sa main de glace tient encore le drapeau où se lit le mot mystérieux : Excelsior ! » Comme on peut reconnaître Byron dans l’Euphorion de Goethe, quiconque a l’habitude du monde poétique retrouvera dans le nocturne voyageur de Longfellow l’illustre noyé de la Spezzia.

  1. Partout où la langue anglaise se parle, il n’est personne à l’heure qu’il est qui ne sache par cœur ce poème de Longfellow, cet Excelsior dont un célèbre critique écossais, Gilfillan. a dit : « Nous ne pourrions actuellement concevoir un monde idéal sans Excelsior, pas plus que nous ne pourrions le concevoir sans l’Iliade, le Comus ou le Songe d’une nuit d’été. Il exprime de la façon la plus heureuse et la plus concise ce que tant d’autres dans notre siècle ont senti sans le pouvoir formuler. Innombrables donc sont les voix qui en le lisant ont crie : « C’est là ma pensée, mon désir, c’est moi-même ; cette mystique bannière, je la porte aussi ; cette mort, je suis prête à la rencontrer ! »