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L’homme ne choisit pas la femme qui lui est chère entre toutes ; l’état choisit, et il choisit selon son intérêt et son avantage. Vous ne comprenez peut-être pas ce que veut dire Platon. Lisez les règlemens des haras, ils vous expliqueront ce Ve livre de la République, et quels étranges sacrifices d’amour, d’honneur et de pudeur exige l’unité de l’état[1].

C’est pourtant cette unité chimérique et honteuse que Rousseau admire, c’est là ce qu’il appelle transporter le moi dans l’unité commune. Jusqu’ici, grâce à Dieu, dans les sociétés antiques comme dans les sociétés modernes, le moi humain a résisté à cette absorption. C’est en vain que Platon, Rousseau et les publicistes de cette école nous font presqu’un dieu de l’état, du peuple, de l’humanité, noms divers de la même doctrine, qui détruit la partie pour agrandir le tout, et qui aplatit l’homme pour exalter le citoyen. Je ne suis pas sensible à l’honneur d’être une partie infinitésimale du nous populaire ou national, et je rentre en moi-même pour être quelque chose. Je ne crois pas à l’humanité, je ne crois qu’aux hommes, et parmi les hommes je n’aime que ceux qui sont des personnes. Quand le regard de Dieu s’abaisse sur la terre, il ne voit pas je ne sais quel être collectif et immense qu’on nomme l’humanité ; il voit, mystère admirable de sa providence ! il voit chacun de nous, et sa puissance n’éclate pas moins dans sa clairvoyance des infiniment petits que des infiniment grands. Mon âme, toute faible et chétive qu’elle est, mon âme est devant Dieu, et c’est là ce qui m’humilie d’une humilité profonde ; mais c’est là ce qui me relève et me soutient devant les hommes. Et vous croyez que j’échangerai l’humilité devant Dieu qui m’élève pour l’égalité devant les hommes qui m’aplatit ! Vous croyez que j’échangerai le tête-à-tête que j’ai avec mon créateur pour le pêle-mêle insupportable où vous me conviez ! Je ne veux pas m’engloutir, tout petit, que je suis, dans cette immense et écrasante communauté qui s’appelle l’humanité ou l’état ; vous avez beau me flatter de l’idée d’être un peu tout le monde, j’aime mieux être moi !

Il y a de nos jours deux sortes de panthéisme, l’un théologique et l’autre politique, mais qui ne valent pas mieux l’un que l’autre ; l’un, qui détruit Dieu au profit du monde, et l’autre qui détruit l’homme au profit de l’état. C’est en vain que le panthéisme théologique

  1. Aristote réfute admirablement ce système de l’unité de l’état. « Sans doute l’état doit avoir de l’unité, mais non point une unité absolue Autant vaudrait prétendre faire un accord avec un seul son, un rhytlhme avec une seule mesure (*). » Aristote avait dit plus haut : « l’homme a deux grands mobiles de sollicitude et d’amour, c’est la propriété et les affections. Or il n’y a place ni pour l’un ni pour l’autre de ces sentimens dans la République de Platon. »
    (*)Politique d’Aristote, liv. II. ch. 2, p. 109, trad. de M. Barthélémy Saint-Hilaire.