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Si la gymnastique, comme l’entend Platon, est l’hygiène, la musique est la littérature, y compris la musique elle-même, car la musique, dit Platon, comprend les discours et les fables, c’est-à-dire l’éloquence, l’histoire et la poésie[1]. La musique ainsi entendue, beaucoup de choses s’expliquent qui avaient droit de nous étonner ; ainsi nous lisons dans le livre IV : « Qu’on y prenne garde ! innover en musique, c’est tout compromettre, car, comme dit Damon, et je suis en cela de son avis, on ne saurait toucher aux règles de la musique sans ébranler en même temps les lois de l’état. » Le mot est singulier. Mettez la littérature au lieu de la musique ; nous commençons à comprendre. En effet, changer la littérature d’un peuple, y substituer un esprit à un autre, l’esprit d’envie et de dénigrement à l’esprit de respect et de soumission, l’éloge et l’apologie des passions au goût de la règle et du devoir, qui peut douter que tout cela ne puisse aider à faire une révolution ? Mettre quatre cordes à la lyre au lieu de trois, cela nous semble un changement sans importance ; mais ajouter un mauvais sentiment à ceux que contient déjà l’âme humaine, ou faire fermenter plus vivement l’éternel levain des péchés capitaux, toucher enfin aux règles morales de la littérature, — c’est, Platon a raison, et nous ne pouvons pas en douter de nos jours, « c’est ébranler en même temps les lois fondamentales de l’état. »

Ce qui a longtemps fait croire aux peuples modernes que la littérature pouvait impunément changer d’esprit et de sentimens, c’est le genre de gouvernement qu’ont eu en général les peuples modernes, gouvernement despotique ou monarchique, où le peuple n’avait point de part, et où par conséquent ses bons ou ses mauvais sentimens étaient sans effet. Comme le pouvoir public était fort, la vie privée pouvait être irrégulière et licencieuse sans inconvéniens et sans risques pour l’état. Le préfet de police semblait suffire à tout, et l’esprit était d’autant plus hardi dans les livres qu’il l’était moins dans les actions. Dans les sociétés antiques où le peuple gouvernait, il était important qu’il eût de bons sentimens au lieu d’en avoir de mauvais, et qu’il eût par conséquent une bonne littérature ou une bonne musique au lieu d’en avoir une mauvaise, car c’était de là que dépendait le salut de l’état. Il y a des gens qui croient que c’est une chose admirable que de se gouverner soi-même, parce qu’alors ils ne se gouvernent pas du tout et qu’ils se passent tous leurs caprices : c’est en cela que consiste pour eux la beauté du self government. Il y en a d’autres plus avisés ou plus défians d’eux-mêmes et surtout des autres, qui croient que ce qu’il y a de mieux,

  1. Livre III, p. 150.