excellentes, mais elles ne valent rien pour lui. Permettez-moi de vous le dire avec la franchise que je vous dois. Malgré la douceur et l’onction dont vous croyez parer vos avis, le ton de ces lettres en général est trop sérieux, il annonce votre projet, et, comme vous l’avez dit vous-même, si vous voulez qu’il réussisse, il ne faut pas que l’enfant puisse s’en douter. S’il avait vingt ans, elles ne seraient peut-être pas trop fortes, mais elles seraient encore trop sèches. Je crois que l’idée de lui écrire est très heureusement trouvée et peut lui former le cœur et l’esprit ; mais il faut deux conditions, c’est qu’il puisse vous entendre et qu’il puisse vous répondre. Il faut que ces lettres ne soient faites que pour lui, et les deux que vous m’avez envoyées seraient bonnes pour tout le monde, excepté pour lui… Gardez-vous des généralités ; on ne fait rien que de commun et d’inutile en mettant des maximes à la place des faits. Si vous dites à monsieur votre fils que vous vous appliquez à former son cœur et son esprit, que c’est en l’amusant que vous lui montrerez la vérité et ses devoirs, il va être en garde contre tout ce que vous lui direz, il croira toujours voir sortir une leçon de votre bouche ; tout, jusqu’à sa toupie, lui deviendra suspect[1]. » Rousseau a bien raison d’avertir Mme d’Épinay de se garder des généralités ; c’était le défaut du monde philosophique, et dans ses deux lettres à son fils, Mme d’Épinay avait disserté sur la politesse, sur la bienveillance, sur la flatterie, c’est-à-dire sur des qualités et des défauts du monde que les enfans ne peuvent pas comprendre. « Prenez garde, madame, dit Rousseau en finissant sa lettre, qu’en présentant de trop bonne heure aux enfans des idées fortes et compliquées, ils ne soient obligés de recourir à la définition de chaque mot. Cette définition est presque toujours plus compliquée, plus vague que la pensée même ; ils n’en font qu’une mauvaise application, et il ne leur reste que des idées vagues dans la tête. Il en résulte un autre inconvénient, c’est qu’ils répètent en perroquets de grands mots auxquels ils n’attachent point de sens, et qu’à vingt ans ils ne sont que de grands enfans ou de plats importans. »
Il y a déjà de l’Émile dans la lettre que nous venons de lire ; il y en a encore bien plus dans une conversation que raconte Mme d’Épinay, et même, chose curieuse, cette conversation contient le plan de l’Émile et le principe fondamental de l’ouvrage, le tout exprimé avec une vivacité et une dureté paradoxales que Rousseau cherchait volontiers dans ses écrits, mais qu’il mettait plus volontiers encore dans ses conversations avec ses dévotes (Mme d’Épinay l’était encore à ce moment), d’une part pour faire effet et pour augmenter la superstition par l’étonnement, de l’autre parce que dans l’entretien il se
- ↑ Mémoires de madame d’Épinay, t. III, p. 316.