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dans le silence et la paix du soir, restait un homme ; à ses côtés, il avait attaché son cheval ; il se tenait là seul, sur la sinistre plaine, parmi les morts et les débris qui jonchaient la terre sanglante. Les cris de la victoire retentissaient au loin, mais l’homme pâle contemplait paisiblement le ciel, et bientôt ces paroles tombèrent de ses lèvres : — Un devoir est rempli, voilà mes compagnons vainqueurs. Il est un autre devoir, et qui me regarde aussi. On m’appelle le libre penseur, et je m’en fais gloire : né libre, je pense librement ; mais je sais bien que de quelque côté que ma pensée ait marché, elle t’a cherché sans cesse, elle n’a rencontré que toi seul, ô toi, dont la seule volonté trace toutes les voies humaines ! C’est toi que je regarde en levant les yeux au ciel. Ici où la mort seule peut voir, de son regard qui s’éteint, je puis sans témoin t’adresser ma reconnaissance.

« À l’heure où nos espérances étaient ensevelies dans de profondes ténèbres, tu m’as rendu ma patrie et mes amis. O toi, à qui rien n’échappe, vois ce que je ressens ; ne sais-je pas apprécier tes bienfaits ? — Que l’esclave devant son Dieu s’abaisse dans la poussière, je ne sais pas me courber, je ne sais pas mendier ; je veux me dresser joyeux devant loi, le front découvert et le cœur en feu ; c’est là ma virile et libre prière.

« Tu m’as donné la force de précipiter invinciblement les bataillons ennemis ; mon corps était brisé et mes bras tremblans ; que pouvais-je donc par mes propres forces ? et pourtant j’ai vaincu ! L’armée de Finlande était cernée, entourée de toutes parts ; à présent, le chemin est ouvert devant elle, je lui ai frayé le passage, c’est toi, toi seulement qui nous as tous sauvés. Mon Dieu ! mon frère ! de quelque nom que je l’appelle, toi qui nous donnes la victoire, je te remercie !

« Ainsi parlait cet homme ; puis ses yeux s’abaissèrent ; il sauta sur son cheval et bientôt disparut. Les ténèbres couvrirent la terre, et les larmes de la nuit humectèrent la moisson ténébreuse de la mort. O patrie ! qui devinera les destinées ? Est-ce le bonheur, est-ce la dure nécessité que recèle ton avenir ? Il n’importe : pendant tes jours de triomphe ou tes jours de misère, tu conserveras éternellement, comme l’un des plus beaux parmi tes souvenirs, celui de la journée de Dœbeln. »

Si nous avons réussi à donner quelque idée du poème de Runeberg, on peut concevoir que le général Drebeln soit devenu, grâce sans doute à son courage, mais aussi grâce au poète, un des héros populaires du Nord. Il en est de même du rusé Sandels, du courageux Otto Ficandt, chantés aussi par Runeberg. La version allemande de Mme Meves a été composée à Stockholm, au milieu des émotions que le nom de la Finlande réveille en ce moment dans les cœurs suédois. Une version anglaise vient de faire connaître ces chants à Londres. Des traductions françaises se préparent en même temps à Goettingue et à Paris. Que de sympathies en effet ne mérite pas cette terre de Finlande, l’un des berceaux les plus vénérables de notre vieille Europe, et qui semble appelée à devenir, mais pour peu de temps sans doute, un des principaux théâtres de la lutte engagée entre l’Occident et la Russie !


Stockholm, 10 août 1854


A. GEFFROY.


V. DE MARS.