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retient plus ici. — Une vive rougeur colore le front de Dœbeln, il saule à bas du lit, bien que chancelant et faible. — Merci, s’écrie-t-il, mon jeune ami, vous m’avez compris ; un baiser sur votre front ; vous êtes un homme et moi aussi !

« À Jutas, la canonnade avait cessé après que la mort avait fait sa première moisson ; l’armée finnoise, prête à mourir, non plus à vaincre, était rompue, dispersée, en désordre. Une première attaque avait été à grand’peine repoussée, et Kosatschoffski rangeait son armée en bataille pour une nouvelle attaque. Un morne silence régnait dans la plaine…

« — Qui rassemblera mes bataillons épars, restes précieux de tant de victoires chèrement achetées ? Courage, force d’âme, trésors de fidélité et d’honneur, tout cela est ici, mais il manque un chef. L’homme qui alluma nos espérances au moment du danger, qui conduisit à cent belles et sanglantes batailles son brave régiment de Biœrneborg, il ne faut pas qu’il soit témoin de nos dernières heures ; ce ne sera pas lui qui conduira la marche tranquille de nos vétérans à la mort : ce sera le hasard !

« Cependant tu es là, brave Eek, nous ne l’oublions pas, toi qu’on a vu si souvent dans les champs de bataille, toi dont le nom réjouit encore la patrie, toi dont elle a pleuré le triste sort ! mais, les braves amis et toi, vous savez mieux combattre que commander ; celui qui est à présent malade, celui-là seul sait ce grand art…

« Attention ! silence ! écoutez ! Là-bas, sur la hauteur, des hurras ont retenti ; un cavalier s’est approché. Qui est-il ? Entendez-vous cette tempête d’acclamations ? D’où vient cette joie qui enivre tour à tour chaque soldat ? Les hurras volent sur la plaine par-dessus les armes étincelantes ; ils enveloppent les bataillons, s’étendent, s’accroissent et roulent, comme une avalanche de voix humaines jusqu’au fond de la vallée. Le voici ! lui et non pas un autre ; lui, le petit homme avec le bandeau au front ; lui le brave, le noble, le savant général !

« Il commande le silence. Écoutez sa voix ! Le voilà qui harangue ces soldats tout à l’heure dispersés par la lutte ; il parcourt la plaine à cheval, et les compagnies se réunissent, et les bataillons se forment de nouveau. Voici que les fusils étincellent en lignes serrées. Cette armée noire de poudre et habillée de haillons, la voilà de nouveau en bon ordre, imposante et redoutable ; elle ne songe plus à bien attendre la mort, elle demande le combat, elle veut la victoire ; un autre esprit s’est élevé sur elle et l’anime.

« Dœbeln parcourt à cheval le front de cette armée qu’il retrouve pleine de force et de confiance ; son regard perçant Interroge chaque compagnie, chaque file, chaque soldat. Pour tous, Suédois et Finnois, il est évident que de grands projets roulent dans son esprit. Il est plus mystérieux que de coutume, il est aussi moins sévère, et plus d’une fois son rude visage s’adoucit, quand il s’adresse à quelque vétéran bien connu de lui.

« Il y en avait un, dans la compagnie de von Kothen : c’était Standar, le caporal no 7. Il portait d’un côté un soulier percé ; l’autre pied était nu et ensanglanté. Quand Dœbeln aperçut le vieux soldat, il s’arrêta et fixa sur lui son triste regard : — Tu étais avec moi, dit-il, au combat de Kauhajoki. Est-ce là toute la récompense que tu as reçue pour notre victoire commune ?