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chercher le côté purement comique des caractères et des faits, il se prive par là de bien des ressources, et cette préoccupation (dont nous avons constaté que ses derniers ouvrages sont relativement exempts) donne à ses récits, pour qui les rapproche de ceux de Dickens, une certaine monotonie qu’évite son célèbre émule, grâce à la variété féconde de sa pensée, et aussi, disons-le, grâce à l’intrépidité si remarquable avec laquelle il use de toutes les ressources qu’elle lui offre. Expliquons-nous. Dickens, une fois en quête de succès, le demande sans distinction à tout ce qui peut le lui conquérir. Il ne reculera ni devant telle exagération dont il serait homme à se moquer lui-même après l’avoir commise de propos délibéré, ni devant un vulgaire mélodrame dont il sait le néant mieux que personne, mais dont il apprécie l’infaillible effet. Plus scrupuleux ou plus timide, Thackeray compose avec moins d’abandon et plus de choix. Il entend ne pas entrer en contradiction avec lui-même, avec son propre esprit et sa propre critique, en mettant en œuvre des banalités ampoulées qu’il a vingt fois honnies et dédaignées. Il en résulte que ses œuvres, comparées à celles de Dickens, si elles ont moins d’éclat, moins de mouvement, moins de qualités séduisantes, rachètent en partie ces infériorités par une certaine saveur de personnalité plus complète, d’originalité plus vraie. Pour faire comprendre cette nuance très délicate, nous en sommes réduit à insister sur notre pensée, en disant que Thackeray, homme de lettres, reste plus fidèle à son rôle d’homme du monde, — et que le métier se laisse moins surprendre chez lui que chez son rival. S’il intéressait et amusait absolument au même degré, il lui serait donc supérieur, et de beaucoup ; mais c’est là un point que le goût public semble n’avoir pas décidé en sa faveur, malgré la place très honorable qu’il lui a laissé prendre dans la littérature contemporaine.

Si nous les envisageons tous deux comme promoteurs d’idées, propagateurs d’opinions plus ou moins vraies et plus ou moins nouvelles, Dickens a un rôle, plus clair et mieux défini. Il est le champion des classes opprimées, le redresseur des torts publics, l’apôtre d’une espèce de religion humanitaire, d’une noble aspiration vers le mieux en toutes choses. Thackeray, prenant les affaires humaines d’un peu moins haut, et se méfiant, on le voit, de tout ce qu’il y a d’aisément ridicule dans l’apostolat par le roman, n’a joué jusqu’à ce jour qu’un rôle simplement agressif. Au nom des idées de sa jeunesse, qui étaient encore, il y a peu d’années, celles de son âge mûr, il a essayé d’en finir par la moquerie avec les préjugés favorables à l’aristocratie. De ce côté aussi, il a dû rencontrer des sympathies moins vives. L’ironie, — saluée reine du monde par un célèbre polémiste, — l’ironie peut bien des choses, mais sa puissance n’a rien de conciliant.