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jusqu’à Philippe et Geneviève, a tant de fois réussi à mettre en scène tant de scabreux malentendus, ou à débrouiller d’étranges complications !

Nous en avons dit assez de la fable que Thackeray a mise en œuvre dans son dernier ouvrage pour éveiller, — c’était notre but, — une curiosité dont nous sauront gré très certainement ceux qui chercheront à la satisfaire. Nous ne leur promettons pas que le récit de ce double malentendu amoureux les passionnera comme tel ou tel roman de George Sand que nous pourrions nommer (Métella nous revient à l’esprit, parce que celui-là repose sur une donnée analogue à celle d’Henry Esmond) ; mais pour peu qu’on soit déjà au courant des événemens politiques qui marquèrent le règne de la « bonne reine Anne, » on aura un véritable plaisir à se trouver transporté, comme par la baguette d’un magicien, au milieu de l’Angleterre telle qu’elle était dans les dernières années du XVIIe siècle et dans les premières années du XVIIIe. Portraits, anecdotes, épisodes curieux, traits de mœurs, reconstitution minutieuse du vêtement, de la parole, des jurons même et des idiotismes les plus familiers, il n’y manque vraiment rien, — rien que ce qui rend un livre populaire. Celui-ci ne pouvait pas l’être, par sa nature même, et parce qu’il renferme de fines études, appréciées seulement des dilettanti, lettres closes pour le vulgaire ; — « caviar pour la foule, » dit Shakspeare, volontiers aristocrate. De plus l’Histoire d’Henry Esmond parut en 1852, au même moment que cette autre histoire fameuse, l’histoire de l’Oncle Tom. L’Amérique, cette fois encore, battit l’Angleterre, et je ne sais si la fortune du combat fut absolument en raison du talent déployé de part et d’autre. Certes il faut reconnaître une bien plus haute portée politique et sociale au livre singulièrement heureux de mistress Beecher Stowe ; mais il serait souverainement injuste de contester à Thackeray, dans le domaine purement littéraire, une habileté très supérieure à celle de sa victorieuse émule. — J’ai oublié de mettre un nègre dans mon roman, disait-il avec une petite pointe d’ironie en voyant que la vogue, pour cette fois, était ailleurs.

Il serait prématuré de hasarder un jugement sur un autre roman que Thackeray publie en ce moment même par chapitres ou livraisons séparées, et qui a pour titre : les Newcomes. Mieux vaut, ce nous semble, essayer, en nous résumant, de caractériser un talent qui a fort amplement donné sa mesure. Nous retrouvons chez Thackeray la grande veine satirique des maîtres du genre, la gouaillerie britannique, si incisive dans son calme étudié, l’observation minutieuse qui, sans avoir l’air de s’en occuper, cherche sans cesse, trouve souvent le défaut de la cuirasse humaine, et, quand elle l’a trouvé, use, abuse du scalpel en manière de miséricorde. Un peu trop assidu à