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l’acier fatiguait les dents de l’ignoble reptile. En réalité, on pourrait la mieux comparer (si la comparaison n’avait son côté fâcheux) à l’enfant de Lacédémone qui, pour ne pas encourir la honte du châtiment, se laissait stoïquement dévorer les entrailles par son vivant larcin.

Fidèle à sa tolérance, je le répète, un peu méprisante, l’aristocratie vint donc, le sourire aux lèvres, s’asseoir en face de Thackeray, et poser fièrement devant ses lunettes vertes, narguant du même coup la pointe de son crayon, le bec acéré de sa plume. C’était fier, c’était hardi,… surtout c’était adroit et bien entendu. Il arriva en effet ceci, — pouvait-il arriver autre chose ? — c’est que le nouveau professeur, ravi de se trouver si bien entouré, désarma, — mieux que toutes les persécutions, tous les anathèmes du monde n’eussent pu le faire, — le satirique émérite. Celui-ci eut des remords de conscience, des faiblesses visibles dès le début : il rentra ses griffes sous les gants jaunes qu’exigeait la tenue officielle d’un homme qui reçoit chez lui les plus grandes dames de son pays. Il voulut rendre égards pour égards, empressement pour empressement, courtoisie pour courtoisie. C’était de rigueur, car c’était de bon goût ; la mesure exacte pouvait cependant se retrouver là comme ailleurs ; il y avait entre les précédens, comme on dit à la chambre des communes, et la situation actuelle de l’ingénieux écrivain une disparité, — pour ne pas dire une contradiction, — qui méritait d’être soigneusement appréciée, et commandait peut-être certaines réserves. Ces réserves furent-elles toujours très strictement observées ? Quelques esprits, probablement étroits, à coup sûr diffcultueux, — et pour lesquels cependant nous sommes contraint d’avouer nos sympathies, — se permirent de penser que non. Ils osèrent insinuer, et ceci s’est répété quelquefois depuis lors, que la reconnaissance la plus légitime peut conduire à des entraînemens irréfléchis ; en effet, tant d’effusions après tant d’impitoyables railleries formaient un contraste dont on pouvait s’effaroucher sans tomber dans les excès d’un puritanisme ridicule[1].

Notez bien que le sujet traité par Thackeray était, à ce point de vue précisément, on ne peut pas plus ardu. Les rapports du monde aristocratique et de la gent lettrée furent au XVIIIe siècle tout ce

  1. On a aussi voulu voir une légère dérogeance à la dignité, littéraire dans cette exhibition personnelle que Thackeray greffa sur la grande exhibition, mais ici nous nous séparons de ses censeurs, et nous sommes d’avis que Thackeray, littérateur renommé, était parfaitement à sa place dans la chaire littéraire où il s’assit en 1851. Il n’est pas ordinaire, mais il n’est nullement malséant qu’un écrivain parle de ce qu’il sait à un public que cela intéresse. Tout au plus était-il un peu excentrique de voir ces lectures émigrer en Écosse, puis aux États-Unis sous la direction des mêmes entrepreneurs de succès qui venaient d’exploiter Jenny Liml et allaient exploiter Lola-Montès ; mais ce n’était qu’original, et entre M. Albert Smith, répétant six cents fois de suite son récit d’une excursion au Mont-Blanc, avec accompagnement de piano, ou Laharpe commentant Diderot et Rousseau dans les salles du Lycée, on doit établir une grande distinction. Quant à Charles Dickens jouant la comédie chez le duc de Devonshire au profit de la caisse de secours littéraires, — nonobstant les circonstances atténuantes, — nous le plaçons à peu près à mi-chemin du premier et du second. Voilà notre casuistique.