Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 7.djvu/1030

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’action comme un des principaux personnages. De tout cela résulte une ressemblance générale dont il est impossible de n’être pas frappé. Maintenant, Dickens a beaucoup élargi le cadre de ce roman : il y a mis ses souvenirs de jeunesse, et, avec ses souvenirs, beaucoup de ses rêves. Thackeray, lui, s’était plus strictement tenu à une étude de mœurs, plus sobre de développemens poétiques et se privant absolument de ces épisodes mélodramatiques dont ne s’accommode pas son tempérament, plus positif, plus terre-à-terre, plus timide aussi et plus méfiant que celui de Dickens. Le pathos de ce dernier, — ce mot figure ici dans le sens que les Anglais lui donnent, et qui n’a rien de désobligeant, — ce pathos, parfois puissant, n’est pas à la disposition de Thackeray, qui d’ailleurs n’oserait s’y livrer. Il sait si bien comment on s’en moque !

Nous sommes, de proche en proche, arrivés à l’année 1851, et à une époque où Thackeray, devenu tout de bon une célébrité, put mettre à l’épreuve le renom que ses écrits lui avaient fait. C’était, on s’en souvient, le moment de la grande exhibition. Les têtes étaient montées à un diapason inaccoutumé : celle de Thackeray partit comme les autres. Nous n’oserions pas affirmer qu’il ne publia pas, — et dans le Times encore, — une espèce d’hymne ou de cantate en l’honneur du grand festival européen, hymne ou cantate à laquelle, par bonheur, personne ne prit garde, car Thackeray à cheval sur Pégase n’est pas tout à fait à son aise, et les régions éthérées ne sont pas celles ou il voyage avec le plus de sécurité pour lui, d’agrément pour ses lecteurs. Presque aussitôt cependant (au mois de mai 1851), on annonça des Lectures qu’il allait faire dans les Willis Rooms, et dont le sujet devait piquer la curiosité : les Humoristes anglais au XVIIIe siècle, Swift, Steele, Addison, Smollett, Fielding, Gray, Sterne, Hogarth, commentés par… Titmarsh ! l’esprit se déridait à cette seule pensée. Encore fallait-il compter néanmoins sur une complète absence de rancune chez l’aristocratie, dont le patronage seul pouvait mettre à la mode des séances qui, si on y était admis à bas prix, perdraient tout leur prestige et deviendraient d’ailleurs une assez piètre spéculation ; car si jamais il y eut un plus cruel railleur à punir, — ce dont nous doutons, — en revanche il n’y eut jamais de vengeance plus aisée. Les snobs n’avaient qu’à rester chez eux, et le lecturer, — il n’en disconviendra pas, — le lecturer était perdu. Heureusement Thackeray n’avait pas trop présumé de la clémence des snobs et de la longanimité un peu dédaigneuse que l’aristocratie anglaise déploie volontiers en face de la presse. Il y a quelque chose de Spartiate dans le sang-froid avec lequel cette oligarchie hautaine se laisse attaquer, — attaquer et peu à peu détruire, prenez-y garde. Elle aspire après le rôle de la l’une dont