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celle où, désabusée sur ce point, elle renonce sans le moindre regret à ce poétique amour. Il faut la voir écoutant avec une gravité parfaite les détails que son père lui donne, en fureur, sur la tromperie dont il croit avoir été victime, mais dont en réalité son imagination a fait tous les frais. Emily (c’est le petit nom de miss Costigan) ne cesse pas une minute, pendant ces explications décisives, de nettoyer, avec de la mie de pain, les souliers de satin blanc qu’elle doit chausser à la représentation du soir. Equitable avant tout, elle commence par prouver à son père qu’il n’a pas le droit de reprocher à Arthur Pendennis d’avoir exagéré le chiffre de sa fortune :


« — Il m’a toujours dit qu’il était pauvre, continua-t-elle, mais il est évident qu’elle ne l’avait pas pris au mot… Et ainsi donc il n’est pas riche, soupira-t-elle ensuite assez tristement. Pauvre garçon !… un si bon enfant… Il n’avait pas le sens commun avec ses vers et sa poésie… mais c’était un honnête jeune homme… Je le trouvais à mon goût ;… - et lui m’aimait bien, ajouta-t-elle, continuant à frotter son soulier. »


Elle tient ce discours sentimental devant un pauvre diable de musicien épris d’elle depuis des années, et aux leçons duquel elle doit le peu de talent qu’elle a. Ce malheureux, torturé par la jalousie, ne peut contenir l’amertume de ses pensées :


« — Épousez-le, si vous l’aimez ! s’écrie-t-il… Pourquoi donc pas ?… Il n’a guère que dix ans de moins que vous… Sa mère pardonnera… Vous pourrez vivre avec eux sans rien faire… Pourquoi pas ?… Vous serez une lady… Vous m’enverrez promener avec mon violon… Votre père s’arrangerait pour vivre de sa demi-solde… Allons, épousez-le, puisque vous l’aimez et qu’il vous aime…

— J’en sais d’autres qui m’aiment, et qui ne sont pas plus riches que lui, et qui ont beaucoup plus d’âge, repartit miss Milly d’un ton assez sec.

— Certes, s’écria le musicien…, je les connais aussi, ceux-là, et je les trouve bien assez vieux, bien assez pauvres, surtout bien assez fous comme ils sont.

— On est fou à tout âge… Vous me l’avez dit bien souvent vous-même… pas vrai, mon cher ? continua l’altière princesse, écrasant de son regard le malheureux artiste. Si Pendennis n’a pas de quoi vivre, on serait folle de l’épouser.

— Et lui… et lui ? s’il vous plaît ? dit à son tour M. Bows… Dieu du ciel, miss Costigan, vous vous débarrassez d’un homme comme d’une vieille pantoufle !

— Je ne comprends pas, répondit la jeune tragédienne, grattant de plus belle son second soulier… Si ce monsieur avait seulement la moitié des deux mille livres sterling de rentes que mon papa lui croyait, — même la moitié de cette moitié, — je serais capable de l’épouser ; mais me marier avec un pauvre diable…, et pourquoi ?… Nous sommes déjà bien assez panés. M’aller enfermer avec une vieille belle-mère acariâtre (peut-être) et qui me reprocherait le pain de mes repas… Allons donc !… À propos, il serait temps de dîner,