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que nous esquissons, celle des audaces légères, des combats de ferrailleurs, des agressions moqueuses, des personnalités satiriques, campagnes à la Cosaque, entreprises la visière baissée et à l’abri du pseudonyme. Nous entrons maintenant, laissant Titmarsh derrière nous et n’ayant plus affaire qu’à Thackeray, dans une période nouvelle où l’écrivain se dessine et prime le caricaturiste. La responsabilité, plus complète, est acceptée avec toutes ses conséquences ; les œuvres sont signées du vrai nom qu’elles doivent porter : elles deviennent et plus étendues et plus cohérentes ; elles portent la trace d’efforts plus soutenus, d’études plus mûries. De là, pour ce travail, une division toute naturelle.


II

Des premiers romans sérieux de Thackeray (sérieux par leurs dimensions et leur importance relative, nullement par le style, qui reste passablement sardonique et goguenard), le plus important, Vanity Fair, a été très amplement analysé dans ce recueil, et cependant nous ne pouvons nous empêcher de revenir sur le type de Becky, l’une des plus remarquables conceptions de Thackeray.

Becky, c’est la femme aventureuse, adroite, pleine de ressources, telle que le malheur l’a faite ; c’est la fille d’artiste, née dans un grenier, élevée parmi des rapine, mariée jeune à une sorte d’escroc, devenue ainsi un parfait échantillon de rouerie féminine. Ce type, d’une laideur morale qu’il était malaisé de faire accueillir, Thackeray s’est donné mission de le rendre intéressant, et nous croyons pouvoir affirmer qu’il y est parvenu. On excuse (car il en fait toucher au doigt les circonstances atténuantes) la complète insensibilité, la dextérité méchante de cet être à part, mal venu au monde, condamné par avance à lutter ou à périr. Becky manque absolument de cœur, c’est vrai ; mais dépendait-il d’elle d’en avoir un ? Son mari, ses enfans lui demeurent étrangers ; est-ce sa faute ? Aime-t-on par cela seul qu’on doit aimer ? Livrée à mille fâcheuses industries, elle va droit à son but, droit à sa proie, sans s’inquiéter de ceux qu’elle écrase sur sa route, et sa conscience ne lui reproche rien, tout simplement parce qu’elle n’a pas de conscience. En revanche, elle possède au plus haut degré le tact et l’observation qui lui sont indispensables dans son hasardeux métier de femme d’intrigues. Ces qualités sont les auxiliaires de ses défauts : sa sagacité lui fait distinguer à merveille la fausse monnaie sociale qui a cours parmi les hommes, et lui donne naturellement l’idée d’en frapper, elle aussi, pour son propre usage. Becky distingue à merveille de la véritable honnêteté les