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quels points d’exclamation ne faudrait-il pas pour rendre la surprise de ce nabab fourvoyé ?…

« La nappe était un peu mûre et reprisée en maint endroit ; la moutarde figurait dans une tasse à thé ; la fourchette de Goldmore était en argent, les nôtres en fer.

« — Je ne suis pas né, dit très sérieusement notre malheureux amphitryon, avec une cuiller d’argent dans la bouche[1]. Aussi n’ai-je qu’une fourchette d’argent. C’est Fanny qui d’ordinaire en a le monopole.

« — Raymond !…s’écria mistress Cray d’un air suppliant.

« — Elle a, vous le savez, continua l’implacable railleur, elle a connu de meilleurs jours… J’espère bien du reste lui gagner tôt ou tard de l’argenterie, ou quelque chose d’approchant… On dit merveilles des plaqués électriques… Mais où diable est ce garçon qui doit nous rapporter de la bière ?… Ah çà ! maintenant, reprit-il en se redressant tout à coup, c’est le moment de représenter un maître de maison. — Il remit alors son habit, et du plus grand sérieux s’assit à table, où il apportait quatre côtelettes nouvelles grillées de sa main.

« — Ce n’est pas tous les jours, monsieur Goldmore, que nous avons de la viande, et j’estime un vrai festin le dîner que je vous offre. Vous ne savez guère, vous autres gros messieurs de Leadenhall, vous qui nagez dans l’opulence, à quelles extrémités sont réduits les pauvres avocats sans ouvrage.

« — Bon Dieu ! bon Dieu ! murmura M. Goldmore, tout de bon décontenancé par ces confessions à brûle-pourpoint.

« — Et notre petite bière qui n’arrive pas… Allons, Fanny, décidez-vous… Il faut descendre à la taverne, ma bonne amie… Voilà les six pence… - Et quel fut notre étonnement de voir notre hôtesse se lever effectivement, comme pour obéir à cette injonction sauvage.

« — Madame !… permettez !… j’irai plutôt moi-même, s’écria Goldmore consterné.

« — Ne bougez, cher monsieur… À aucun prix je ne souffrirai… C’est une habitude prise… D’ailleurs on ne vous servirait pas comme on la sert… Laissez, laissez-la partir, poursuivit Raymond avec son imperturbable sang-froid. — Mistress Gray, fait comme dit, quitta la pièce où nous étions, et quelques instans après revint avec un plateau sur lequel figurait un pot d’étain rempli de bière. La petite Polly (je me souviens de son baptême et de la burette d’argent que j’eus l’honneur de lui offrir en qualité de parrain), la petite Polly suivait sa mère, apportant deux pipes chargées de tabac… La petite masque, avec ses joues pleines et rosées, avait un air sournois le plus amusant du monde. »


On devine que la plaisanterie, commencée ainsi, se poursuit durant tout le repas. Gray se complaît à étaler devant le richard, de plus en plus gêné, les prétendues misères de son entrée en ménage. Il raconte comment il nettoyait lui-même ses couteaux, et traînait à

  1. Expression proverbiale anglaise dont le sens est à peu pris celui que nous attachons aux mots : naître coiffé.