Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 7.djvu/1018

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

motif qui a fait accepter à cet intéressant nobleman l’invitation émanée d’un pauvre plébéien comme le major ? Le régiment a changé d’uniforme. Le cornette Ponto a fait des frais formidables en dolmans, pelisses, sabretaches, etc. Il s’agit de faire accepter cette fabuleuse note au malheureux père, et c’est mistress Ponto qui, dans son premier éblouissement, sera chargée de cette mission. Elle y consent, car le major est un époux des plus débonnaires et des mieux domptés ; mais n’y a-t-il pas quelque chose de navrant dans la résignation avec laquelle il montre à Titmarsh le total effrayant des sommes réclamées par Knopf et Stecknadel, les tailleurs favoris de la gent militaire : 347 livres sterling et 9 shillings (environ 8,700 fr.) !


« — Regardez un peu, me dit-il, regardez, mon ami, et, par le ciel, dites-moi comment peut s’y prendre avec cela un pauvre hère dont le revenu n’excède pas neuf cents livres[1], pour ne se pas déclarer en faillite ?

« Il poussait en même temps une sorte de sanglot, tout en me passant par-dessus la table la note en question. Et sa vieille figure, ses vieux brodequins et sa vieille jaquette de chasse, râpés et déchus, et ses longues jambes maigres, avaient l’aspect le plus désastreux, le plus ruiné, le plus failli qui se puisse imaginer…

« Ce jour-là, mistress Ponto et sa famille passèrent une délicieuse soirée. On mit le fils de la maison sur la sellette, et on lui fit raconter de point en point son dîner chez lord Fitzstultz (le colonel du régiment), combien il y avait de valets de pied, et la toilette des ladies Schneider, et ce qu’avait dit son altessse royale lorsqu’elle était arrivée sur le terrain de chasse, et qui se trouvait là pour la recevoir. Mistress Ponto jubilait.

« — Ah ! vraiment, s’écria-t-elle ensuite, lorsque le cornette et son jeune ami se furent retirés à la cuisine pour achever leurs cigares,… vraiment, ce garçon-là me rend bien heureuse ! » Et comment oublier ce qu’était, à ce moment-là même, le regard inquiet, tourmenté, effaré, du pauvre major ? »


Le type du Turcaret anglais ne pouvait manquer dans la galerie des snobs, mais il y est encadré d’une manière piquante. Titmarsh compte parmi ses connaissances intimes un jeune avocat de talent, mais dont la carrière commence à peine, et qui, marié, père de famille, s’arrange pour vivre avec une comfortable simplicité. Encore vit-il cependant, et c’est là un sujet de continuelle surprise pour le très haut et très opulent Goldmore, un des directeurs de la compagnie des Indes, qui ne rencontre guère M. Cray ou sa femme sans s’émerveiller qu’avec de si minces ressources ils puissent, à peu près comme tout le monde, se vêtir, se loger, recevoir même au besoin quelques amis. Le snobbisme de Goldmore à ce sujet est si tenace, il s’épanche avec tant de naïveté, il est si peu ménager de manifestations dédaigneusement compatissantes, que Gray lui-même finit

  1. 22,500 francs