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cette grave erreur, Titmarsh vous en tirerait par le fidèle récit de son séjour dans la villa du major Ponto. Cette villa, tout enjolivée d’architecture à caprices, tout entourée de gazons et de fleurs, apparaît d’abord au visiteur comme un Eden en miniature. Tout y respire la paix, le bien-être, la simplicité, l’abondance. L’accueil du major est hospitalier et cordial. La plus belle chambre du logis, — la chambre jaune,- réservée à l’hôte attendu, est toute parfumée de bouquets ; les draps, du plus fin tissu, exhalent une douce odeur de lavande ; le domestique est grave, empressé, poli : tout ceci, on en conviendra, est du meilleur augure. À grand’ peine, et en y regardant de très près, pourrait-on s’effrayer de voir que ce domestique si zélé extrait de la malle du voyageur et place avec étalage sur son lit le costume habillé dont celui-ci s’est à tout hasard muni, le frac noir à la dernière mode et le gilet de salin à fleurs. Ces préparatifs semblent annoncer un dîner de cérémonie, et au débotté ces dîners-là n’ont rien d’agréable. Enfin passons. Après une demi-heure laissée à la toilette de l’arrivant, une grosse cloche sonne le repas. Quel repas, bon Dieu, s’il ressemble à ce carillon monstre ! Mais point ; on dîne en famille, et c’est pour mistress Ponto, ses deux filles à peine nubiles, et leur gouvernante, miss Wirt, que Titmarsh s’est mis sous les armes. La présentation est solennelle. Mistress Ponto, grande personne en grand appareil, la tête chargée de jais sonores, souhaite la bienvenue à Titmarsh du même ton qu’elle le complimenterait sur la mort de son père ; puis, toujours aussi tristement, elle se réclame d’une parenté qui doit exister entre eux en vertu de leurs relations communes avec une famille appartenant à la pairie, et dont Titmarsh, pour sa part, n’a jamais entendu parler. Le Peerage maudit[1] est là comme témoin du fait. O snobbisme, tu n’as pas été longtemps à te révéler ! Bientôt les symptômes se multiplient et s’aggravent. Le dîner, servi en grand apparat, se compose de porc à toutes les sauces connues. Le vin de Marsala est servi pour vin de Xérès. Le domestique qui a revêtu une livrée déteinte, où resplendissent d’énormes boutons armoriés, porte de tous côtés avec lui une odeur d’écurie qui atteste la multiplicité de ses fonctions. Les jeunes demoiselles, après le dîner, se mettent au piano, et pendant toute la sonate le malheureux est préoccupé des énormités que lui présentent, vues de dos, les deux jeunes virtuoses, pourvues de crinolines ultra-vraisemblables. Ensuite arrive l’institutrice, et avec l’institutrice, sous prétexte de variations, des exploits de doigté à faire frémir un honnête homme… C’était bien la peine de fuir Londres et ses snobs, n’est-il pas vrai ?

  1. Peerage, — livre ou annuaire de la pairie anglaise.