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— ni pour la nouveauté des argumens qu’il apporte contre l’hérédité des distinctions sociales, — ce passage a le mérite de préciser les vues de l’écrivain. Encore cependant y faut-il ajouter un commentaire. La sotte vénération de l’homme bien né ou titré par l’homme sans nom ou sans titre n’est qu’une variété du snobbisme, mais c’est la plus importante, c’est la tige de l’arbre, c’est l’espèce mère. Si on n’avait pas ployé l’intelligence nationale à ce premier culte, elle ne se fût jamais asservie à tant d’autres… De cette première dérogeance au noble dogme de l’égalité humaine sont dérivées toutes les plates adulations que la langue nouvelle flétrit du nom de toadyisms[1]. Le même homme dont le cœur bondit de joie si on le rencontre dans Pall-Mall donnant le bras à un duc est celui qu’on voyait à l’université capter, flatter le président de son collège, se tenir respectueusement debout en sa présence, écouter avec un plaisir toujours nouveau ses anapestes et ses trochées, — et pourtant ce président au nom vulgaire n’est qu’un de ces charity-boys instruits de par l’aumône, et qui s’élèvent moitié par un travail opiniâtre, moitié par une intrigue acharnée. Ce même snob, s’il est dans l’armée, briguera l’honneur d’appartenir à un de ces corps d’élite qui rarement vont courir au loin les ennuis et les périls d’une campagne d’outre-mer. Il voudra figurer dans un de ces régimens dandies (le mot est de Thackeray) qui sont cités pour l’élégance de leur équipement, la richesse de leur argenterie, le choix de leurs vins, l’assortiment de leurs meutes, la variété de leurs équipages de chasse. Bien pourvu d’argent et de protections, poussé de grade en grade par ses parens de la chambre haute, il laissera derrière lui, sans remords, vingt officiers plus expérimentés et plus méritans qu’il ne le sera jamais. Tout s’enchaîne dans le snob. Il y a chez lui l’humilité à l’égard de ce qui le domine, combinée avec le dédain à l’égard de ce qu’il prime ; jamais en revanche le sentiment exact ni de sa valeur réelle ni de celle des autres.

Observez un moment le snob ecclésiastique. Thackeray nous donne son nom, relevé sur les listes du célèbre Eisenberg, le chiropodist ou pédicure. C’est « sa grâce le très révérend évêque de Tapioca. » Il figure parmi ces prélats bien rentés dont la presse anglaise a déjà quelque peu rogné les énormes revenus, et qu’elle ramènera un jour, il faut l’espérer, au partage chrétien des biens terrestres. D’ici-là, il est protégé par la complicité des snobs aristocratiques et la vénération éblouie des snobs bourgeois. Vous entendrez rarement parler des vertus apostoliques de sa grâce ; mais si vous jetez les

  1. Par allusion au vieux mot de toad-eater, mangeur de crapauds, synonyme d’adulateur. Nous disons à peu près dans le même sens : Avaler des couleuvres.