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devait encore, par les gaietés qu’il se permettait, effaroucher son monde. En France même, où le badinage littéraire trouve les esprits plus ouverts et plus indulgens, que de peines cependant pour lui faire sa place au soleil ! Combien on s’effraie facilement d’une plume encore inconnue qui prétend risquer la moindre petite escapade ! Bref, et quelles que fussent les causes premières ou secondes qui retardèrent les succès de Thackeray, sa réputation demeura pendant quelques années une façon d’énigme. Il avait, en petit nombre, de sincères admirateurs ; il avait, beaucoup plus nombreux, des ennemis qui le dédaignaient ou feignaient de le dédaigner. Oserons-nous rappeler que, dans ce recueil même[1], nous nous sommes personnellement rangé parmi les premiers, et très à temps, en essayant de faire connaître l’Irish Sketch-book, les Esquisses irlandaises de Titmarsh, qui ne s’appelait pas alors Thackeray, et combinait encore les ressources de la charge dessinée avec celles de la charge écrite ? Le prénom de son pseudonyme - Michel-Ange - indique assez plaisamment cette double ambition d’artiste.

El puisque ce mot se rencontre sous notre plume, nous aimerions à parler ici des caricatures de Thackeray, qui ont été très certainement pour quelque chose dans ses succès d’écrivain. À cette heure où les Turcs sont de mode, il serait piquant, par exemple, d’opposer à quelques éloges peut-être excessifs le voyage de Cornhill au Caire[2], tel que l’ont écrit et décrit la plume et le crayon de l’ironique Titmarsh. La cange, l’arabas et la mosquée, l’ânier et le pacha, le turban et le yashmak, le narghileh et la bayadère, tout est passé au double fil de l’arme à deux tranchans que Thackeray manie avec un sang-froid tout britannique. Son livre est justement le revers d’une orientale de Victor Hugo, et on se demande comment la terre poétique par excellence a pu être si cruellement parodiée, travestie d’une façon si bouffonne. De même, si nous avions à prémunir un adolescent contre les prestiges de son premier bal, de ce bal qui l’éblouit d’avance et auquel il ne pense pas sans un léger battement de cœur, nous lui conseillerions de méditer une heure sur ce joli petit album intitulé : Mistress Perkins’s Ball (le bal de mistress Perkins). Ce n’est point là, comme le titre pourrait le donner à penser, la vulgaire anatomie du bal bourgeois, avec ses misères mal déguisées, ses insuffisances grotesques, son personnel ultra-excentrique. M. Perkins est un riche négociant, alderman déjà, et qui sera quelque jour lord-maire. Il reçoit, en cette circonstance solennelle, des membres de la chambre des communes et même deux ou trois lords, des diplomates, des

  1. Voyez la Revue du 15 octobre 1843.
  2. En France, on dirait de Montmartre au Caire. Cornhill est à Londres ce que Montmartre est à Paris.